Un automne en août

Jean CALBRIX

 

Chapitre 1

Dimanche 1er août

 

            Le soleil déclinait, embrasant là-bas les croupes des collines, au-delà des plaines moissonnantes. Ce fut une belle journée d'été. La soirée s'annonçait chaude et douce. L'estrade vide, bariolée des couleurs républicaines, attendait là, blottie dans les deux rangées de tilleuls qui garnissaient les bords de la petite place désertée. A neuf heures, il en jaillirait une musique endiablée et la foule vibrerait à ses pieds, électrisée par les rythmes à la mode qu'elle déverserait à grand renfort de cuivres et de synthétiseurs.

            Pour l'instant, le temps s'écoulait calme, presque immobile. Le chien du boulanger traversa la place en diagonale, en se hâtant. Quelques moineaux piaillaient dans les arbres. Au loin, une radio déversait nasillarde, quasi inaudible, un brouhaha de paroles qui devait être un commentaire sportif. Seul à la terrasse du Bon Temps, l'un des deux bistrots du village, je sirotais une bière, peinard, et je rêvassais. Les yeux grands ouverts, je laissais dérouler mon film intérieur...

           

            Son visage n'était pas distinct. Je me remémorais avec peine son nez, ses yeux, sa bouche, mais tout baignait dans le flot magnifique de ses cheveux ruisselant en boucles d'or sur ses menues épaules. Muriel, petite parigote estivante, belle à ne plus raison garder.

            Je me rappelais notre rencontre. C'était au beau milieu du concours de boules. Avec Gaston nous formions l'équipe numéro sept et nous devions rencontrer l'équipe numéro trois. Quelle ne fut pas notre surprise lorsque nous fûmes accostés par ce caniche au minois épanoui : << C'est vous le sept ? >> D'ordinaire, le jeu de boules est pratiqué par la gent masculine et si d'aventure il y a un élément féminin dans une équipe, cet élément s'avère être d'un gabarit hors du commun avec des biceps à vous balancer la boule à plus de vingt-cinq mètres. La mignonne ne devait pas avoir plus de dix-sept ans. Elle était flanquée de ce qui devait être son petit frère et qui ne paraissait pas avoir plus de douze ans. Gaston lança goguenard : << Allez la maternelle, à vous de jouer ! >> Au cours de la partie, nous dûmes déchanter. Le petit frère encourageait sa soeur : << Vas‑y Muriel, place-la ! >> et Muriel d'un geste gracieux ne manquait pas d'envoyer sa boule à un doigt du cochonnet. Son rire alors fusait clair et elle frappait des mains en sautillant sur place, secouée par un énorme plaisir. Lorsque à plusieurs moments nous les mîmes en difficulté, le gamin envoyait valser nos boules au diable vauvert en plaçant des carreaux dignes d'un championnat régional. Et elle nous regardait de ses grands yeux émeraude, amusée de notre étonnement mêlé de dépit.      

            Entre deux lancers de boules, j'eus le temps d'avoir quelques bribes de conversation avec notre redoutable adversaire et j'appris qu'elle et son frère venaient de Paris avec leurs parents et qu'ils résidaient dans un bungalow sur un terrain qui venait d'être aménagé au bord de l'étang des Bergeronnettes, aux Cannis, le village voisin. A la fin de la partie, je risquai :

            -          Vous viendrez au bal ce soir ?

            -          Peut-être, mais cela dépend de nos parents.

            -          Venez, nous aurons notre revanche au rock'n roll.

            Elle me sourit d'un sourire prometteur.

-      Je ferai mon possible, je vous le promets.

Elle disparut avec le petit frère dans la foule des joueurs. Je suggérai à Gaston dépité d'aller terminer l'après-midi sous le préau de l'école, jouer aux billes. Ce à quoi, il me répondit par une grosse bourrade qu'il avait coutume de m'envoyer lorsque je le charriais, et nous nous dirigeâmes alors vers la buvette...

           

            Engourdi dans une douce langueur, je laissais errer mes pensées dans un décor paradisiaque. Je me voyais baignant mon visage dans un écheveau d'or, respirant mille parfums subtils. Mes lèvres erraient sur une peau délicate et fraîche à la recherche de lèvres cerise...

            Et, tout à coup, une sensation étrange comme un malaise pénétrant en mon rêve. Je sursautai. L'impression que je ressentis alors était indescriptible. Les couleurs rutilantes de l'horizon semblèrent virer à l'orange en même temps que l'atmosphère limpide du soir se troubla vaguement d'une lumière jaunâtre. Une étrange odeur sulfureuse à peine perceptible flotta autour de moi. J'eus une sensation d'extrême lourdeur, je sentis mes membres décupler de volume et un fourmillement étrange envahit mes mains et mes pieds. Les oiseaux dans les tilleuls se turent brusquement et le chien du boulanger se mit à hurler à la mort. Le phénomène ne dura pas plus d'une minute et déjà s'estompait, lorsque je reconnus la voix de Félicien, le patron du bistrot, criant derrière moi :

            -          Que se passe-t-il ? Robert, as-tu senti quelque chose? 

            Je me retournai, et sans mot dire, je lui désignai l'horizon encore imprégné de cette bizarre couleur orange qui maintenant virait à l'ocre. L'odeur de soufre était encore perceptible mais très faible.

            -          Il a dû se passer quelque chose là-bas, un tremblement de terre peut-être, suggéra Félicien.

            -          Je ne pense pas, lui répondis-je, nous aurions ressenti une secousse.

            -          Z'ai eu l'impression d'avoir les pieds dans une fourmilière, dit une petite voix nasillarde que je reconnus être celle de Julie, la serveuse. C'est bizarre, bizarre, ce qui vient d'arriver !

            -          Nous en saurons plus aux informations, ajouta Félicien qui restait là, campé sur ses deux jambes arquées, scrutant l'horizon.

            Déjà les gens sortaient de chez eux, et sur la place, la conversation allait bon train. << Fallait s'y attendre avec leur nucléaire ! >>, pérorait la veuve Robinet, l'épicière, tandis que l'instituteur parlait d'orages magnétiques et de phénomènes électrostatiques. Toutes les radios braillaient à tue-tête mais aucune d'elles ne semblaient vouloir annoncer de cataclysmes et autres calamités. Ce n'était qu'une cacophonie d'airs à la mode ou de commentaires sportifs. Félicien, en maillot de corps, son éternel mégot au coin des lèvres, disparut un instant dans sa boutique et reparut avec, sous son gros bras velu, un énorme transistor qu'il posa sur une table de la terrasse. Un petit groupe de personnes s'était rassemblé là : Jules, le facteur ; Fernand, le cantonnier-garde-champêtre ; Mademoiselle Benoist, la soeur du maire, dame patronnesse, sèche comme un coucou ; quelques cultivateurs endimanchés, le père Beaucamp, le père Besnard et d'autres. Mon employeur était là lui aussi, le père Dupré, un robuste paysan avec de belles bacchantes en forme de guidon de course. Arriva, tout essoufflé, Gaston, mon copain, lui aussi employé chez Dupré. << Vous avez vu ? >>, adressa-t-il à la cantonade. Il y eut des grognements agacés. Les gens étaient là pour avoir des informations sur le phénomène plutôt que des témoignages sur ce qu'ils savaient déjà.

            Neuf heures sonnèrent à l'église. A la radio, l'indicatif des informations se fit entendre et il y eut un grand silence dans le groupe. Le speaker annonça : << Un événement d'une grande rareté vient de se produire. La terre vient de rencontrer un nuage de poussières météoriques. Le phénomène de désintégration a provoqué une lueur visible sur les trois quarts de la planète, principalement dans l'hémisphère nord. Les réactions électriques ont été ressenties par les populations sans conséquences apparentes. La situation est redevenue normale dans les quelques minutes qui ont suivi ce phénomène. Selon l'institut de géophysique, on doit considérer cet incident comme un épiphénomène sans lendemain. Dans un prochain flash, nous interrogerons le célèbre spécialiste en astrologie François  Depetitcoin sur ce curieux événement... heu ! veuillez excuser mon lapsus, François Depetitcoin est spécialiste en astronomie me dit-on à la régie. Sport : le match de football opposant les verts de Bordeaux aux blancs de Cassis... >> et les paroles du speaker se perdirent dans le brouhaha des commentaires que l'information essentielle venait de déclencher.

            -          Tudieu ! L'avons échappé belle avé leur poussié d'la météo ché-ti quoi. Qui qui l'ont voulu dire par épi d'phénomène ?  tonitrua le père Beaucamp.

            -          Un épiphénomène, rectifia la voix pointue de la demoiselle Benoist.

            Et elle toisa dédaigneuse le paysan ignare.

            -          N'empêche que les vaches ont eu une sacré trouille, surenchérit le père Besnard. Pourvu qu'elles continuent à donner du lait ! Je me souviens d'un jour où la Roussette avait attrapé une peur bleue à cause du dogue de Ténard. Un mois qu'elle est restée sans donner de lait !

            -          Bah ! j'espère que ça ne va pas troubler le pastis. J'offre une tournée générale, annonça Félicien. Vas chercher les verres Julie, on a bien mérité ça.

            -          Pour moi, ce sera un lait grenadine, crécella la demoiselle Benoist.

            Cette intervention eut pour effet d'accrocher un sourire narquois sur la face rougeaude des paysans narquois.

            -          J'espère que cela ne va pas nous empêcher de faire la fête, bougre ! dit Gaston, il est neuf heures et les musiciens ne sont pas encore là.

            Un ombre d'inquiétude se lisait sur sa bonne face de dogue.

            -          Laisse-leur le temps d'aller aux waters, dit le père Dupré en rigolant. Ils se sont payés une sacrée trouille comme tout le monde. Et puis, quelques danses de moins et tu seras moins fatigué pour rentrer la paille demain !

            -          Je peux danser toute la nuit ! Ça ne m'empêchera pas de faire mon boulot demain, répliqua vivement Gaston.

            -          Te fâche pas mon gars, je plaisante.

            -          J'aime pas vos plaisanteries...

            Une voiture pénétra sur la petite place en klaxonnant, mettant fin à une des sempiternelles disputes entre Gaston et son patron. Tout de suite, portières et coffres s'ouvrirent, déversant les musiciens en costumes à paillettes et leurs instruments aux éclats cuivre et argent. En peu de temps, hommes et instruments furent hissés sur l'estrade et déjà on entendit les essais de sono. Une bande de gamins s'agglutina au pied du podium, suivant des yeux tout ce remue-ménage, émerveillés. Les lumières multicolores s'allumèrent sur la place.

            Déjà, l'horizon n'était plus qu'une lueur sur laquelle contrastait la silhouette des collines lointaines. La fête estompait dans les esprits le phénomène qui venait de se produire. Par groupes, les familles du village arrivaient sur la place et s'emparaient des quelques chaises de jardin disposées autour de la piste devant la scène. Les retardataires devraient se résigner à passer la soirée debout. Du haut de la terrasse du Bon Temps, je scrutai la rue principale d'où provenaient les groupes dans l'espoir d'y apercevoir une chevelure blonde, et Gaston, qui comprit ma préoccupation, me susurra d'un ton moqueur :

            -          Viendra ? Viendra pas ? Je crois bien que c'est le genre à faire marcher les mecs, bougre !

            -          Arrête ça Tonton !

            -          Eh ! Bébert, c'est du sérieux ! Et Anita alors ?

            -          Qui c'est ça Anita ?

            -          Ben dis donc mon vieux. Tu tournes autour de cette fille pendant un an, tu tires une langue longue comme ça et y-a pas un mois que tu sors avec elle, c'est déjà fini ?

            -          Tiens, rends-moi service, danse avec Anita ce soir.

            -          T'es pas dingue ! et Mariette ? Elle va me voler dans les plumes, bougre !

            Un roulement de tambour, trois accords de guitare électrique et tout à coup la musique emplit l'espace, effaçant subitement les éclats de voix qui sourdaient de chaque coin de la place. Elle pénétra en moi comme une bouffée bienfaisante. Instinctivement, je me levai et je me dirigeai vers les quelques marches conduisant à la place, comme happé par le flot sonore, Gaston dans les talons. Une silhouette vint à notre rencontre. C'était Mariette, une forte fille rousse au large visage ruisselant de santé, emboudinée dans une robe verte à fleurs rouges, largement décolletée, laissant déborder une peau laiteuse et satinée. << Salut, Bébert ! >>, dit-elle d'un ton jovial en me tendant la joue. Je prenais toujours un grand plaisir à poser un bécot sur cette pêche bien mûre, légèrement duveteuse. Elle se tourna vers Gaston.

            -          Je te cherche partout. Encore fourré dans ce bistrot !

            -          Demande à Robert, c'est Félicien qui a payé le coup.

            Et Tonton baissa la tête comme un gamin pris en faute.

            -          Allez, on va danser ! dit Mariette tout excitée tout à coup, passant avec virtuosité du ton chagrin au ton enjoué.

            -          Holà ! intervins-je, il ne faut pas le fatiguer, il doit danser avec Anita.

            Mariette me fixa interrogative.

            -          Oui, oui, j'ai un cor au pied alors il faut que Tonton se dévoue, tu comprends ?

            -          Je comprends que je prête mon homme si je veux ! répondit-elle d'un ton sans réplique.

            Puis agrippant le bras de Gaston, elle disparut, suivie de son labrador, dans le flot ondulant des danseurs. Abandonné au bord de la piste, je scrutai de nouveau tout à loisir la foule mouvante. Un moment, j'eus un choc. Je la vis de dos, ses longues mèches blondes roulant sur ses épaules. Je m'apprêtai à bondir, lorsqu'elle se retourna... ce n'était pas elle.      

            Je me laissai choir sur une chaise abandonnée par un danseur, et le cerveau bousculé par des pensées contradictoires, j'oscillai entre mille raisons pour qu'elle ne fût pas encore là et la crainte qu'elle ne vînt pas. Les Cannis, ce n'était pas la porte à côté. De là-bas à ici, il y avait un peu plus de cinq kilomètres, et si elle devait venir à pied, elle en aurait bien pour une petite heure de route. Et si son père ne l'avait pas autorisée à sortir ? Laisser aller une gamine seule dans la nuit, plus d'un s'y opposerait. Peut-être allait-elle venir avec ses parents ? En vacances on tarde à manger et ensuite il faut faire la vaisselle, ranger...

            Les yeux dans le vague, perdu dans mes supputations, je ne m'étais pas encore aperçu que de l'autre côté de la piste, on me fixait avec attention : Anita, elle était là ! Il était convenu que je passerais la prendre chez elle vers huit heures, et, volontairement, je n'étais pas allé la chercher. Elle devait, pour le moins, être furieuse contre moi. Je discernai sur son long visage lisse le trait disgracieux que formaient ses lèvres pincées. En même temps, ses beaux yeux profonds exprimaient l'inquiétude et l'étonnement. Je la connaissais bien, fière, repliée sur elle-même ; elle ne traverserait pas la piste pour venir jusqu'à moi, mais toute la soirée, elle serait là devant moi comme un point d'interrogation. Une fois, j'avais eu une heure de retard à un de nos rendez-vous. Pendant trois jours, elle n'avait pas desserré les dents et elle avait gardé ce rictus qui lui abîmait le visage. Un moment, j'eus envie d'aller vers elle, la prendre dans mes bras, lui raconter un bobard, justifier l'injustifiable, mais la pensée que Muriel pourrait apparaître d'un instant à l'autre me rivait sur ma chaise.

            Subitement, l'orchestre s'arrêta de jouer. Il se fit un grand silence d'où émergea le bruit des voix. Comme l'oeil un instant aveuglé par la lumière met un certain temps à discerner les formes, l'oreille, abrutie de sons, s'adapte progressivement aux sonorités ambiantes.

            -          Alors Bébert, c'est pas la forme on dirait !

            Gaston était venu se camper devant moi, vivement émoustillé par la danse. Accrochée à son épaule, Mariette paraissait tout aussi épanouie.

            -          Anita est là, me dit-elle, quelque peu provocatrice.

            Gaston, qui était incapable de garder un secret, avait dû tout lui raconter. Vacherie pour vacherie, je lui répondis :

            -          Il y a un faux pli à ta robe.

            -          Comment ça ? Je l'ai repassée cet après-midi.

            -          Excuse-moi, je ne te confierai pas mes pantalons à repasser.

            -          Ça me ferait mal de repasser tes pantalons !

            -          Tu ne sais pas ce que tu perds.

             -         Gastounet, tu entends ? Il est à la masse ce mec !

             La musique venait de reprendre et Gaston entraîna Mariette vers la piste en s'esclaffant :

            -          Laisse-le, il a mauvais caractère en ce moment. Ce doit être un chagrin d'amour.

            La foule des danseurs qui, pendant la pause, avait éclipsé Anita dans sa mouvance, me la fit redécouvrir, toujours au même endroit, de l'autre côté de la piste. Elle continuait de me fixer avec la même intensité et je commençai à en ressentir une gêne. Cette situation allait vite devenir intenable. Je me levai en évitant de regarder dans sa direction et je me dirigeai vers la buvette. Un groupe de gamins passa en trombe devant moi, me bousculant au passage. Le dernier s'arrêta, et brandissant un tube de carton, me lança : << Regarde Robert, j'ai un feu de Bingale ! >> C'était Jacky, mon petit frère, un môme de dix ans, qui vivait sa fête avec les copains du village. Toute la soirée, la petite troupe passerait son temps à faire partir des pétards sous les chaises des parents, à dépenser en confettis, serpentins, feux d'artifice et limonades, les pièces de monnaie grappillées aux adultes.

            Poursuivant ma progression à travers les groupes, répondant par un geste aux << Salut, Robert ! >> qu'ici et là on me lançait, j'atteignis la buvette et je commandais une bière. Ici, j'étais loin du regard inquisiteur d'Anita. Cela m'agaçait de devoir me défiler aussi lâchement. J'étais d'un caractère assez veule avec une répugnance à affronter les gens en face. Il aurait suffi que j'aille dire tout net à Anita : << Bon, c'est fini, je n'ai plus envie de sortir avec toi. On se quitte bons copains >> et voilà, les choses devenaient claires, nettes, limpides. Mais rien n'est jamais simple. Une espèce d'angoisse - la peur des réactions de l'autre peut-être - me retenait en arrière et me clouait sur place. Et je me consolais de ma veulerie en pensant qu'en ne proférant pas de paroles définitives, les ponts ne seraient pas rompus et que, si jamais j'avais pris mes désirs pour la réalité avec la petite parigote, il serait temps d'aller me consoler dans les bras d'Anita. Seulement, lui faire un coup pareil, le jour de la fête, et avec son fichu caractère de cochon !...

            -          Bien cet orchestre, hein Robert ?

            C'était Michel le commis-boulanger, une espèce d'échalas haut sur pattes, qui venait de m'apostropher.

            -          Salut vieux frère. Et ta course ?

            -          M'en parle pas ! J'ai craqué dans la côte de Graneville. Manque d'entraînement. Ça m'a pris là dans les mollets, une espèce de crampe. Impossible d'appuyer sur les pédales. Pourtant, j'ai bien gazé les trente premiers kilomètres... Ouais tiens ! Titi, il a fini deuxième.

            -          C'est vrai qu'il est costaud l'animal. J'ai l'impression qu'il pourra faire une carrière de pro s'il s'en donne la peine. On aura peut-être un jour un gars de Saint Julien dans le Tour.

            -          Pas sûr ! Il a du punch Titi mais il manque de résistance, répliqua Michel avec une pointe de jalousie.

            Je répondis à Michel avec un hochement de tête et notre conversation tomba à plat. Nous restâmes là, la canette de bière à la main. Devant nous, Célestine, la fille de la mère Robinet, rinçait les verres dans un baquet à lessive. Elle ne semblait pas apprécier qu'on l'ait mise de corvée le jour de la fête, d'autant que Claude, son petit ami, n'avait pas l'air de s'ennuyer sur la piste de danse.

            Derrière nous, deux bellâtres d'une trentaine d'années, style gravures de mode, discutaient. Je pus saisir quelques bribes de leur conversation :

            -          ... Gontrand, qu'est-on venu ficher dans ce trou ?

            -          Ne soit pas stupide Pierre-Edouard. On respire ici et tous ces ploucs, c'est du spectacle non ?

            Je me retournai alors subitement et fixant le dénommé Gontrand, je me comprimai l'estomac. Il me vint alors un rot sonore et gras, ce qui eut pour effet d'accrocher sur la face du Gontrand une moue de dégoût.

            -          Ça fait du bien crénom, dis-je au gars Michel, et le matin c'est meilleur parce que le matin je rote oeuf !

            Michel partit à rire avec des coups d'oeil inquiets  sur les deux godelureaux qui esquissèrent un mouvement de repli en maugréant des paroles inaudibles. Alors enhardi, Michel s'arrache des tripes un pet plus sonore que mon rot. Et nous partîmes d'un fou rire que je réalimentai en lui lançant tout en me pinçant le nez : << Oh là là ! toi le soir, tu pètes oeuf ! >> Du coup, les portemanteaux ambulants s'éclipsèrent à l'autre bout de la buvette.

            -          D'où qu'cé-ti qui sortent ces deux asticots-là, hein ? D'où qu'cé-ti qui sortent donc ? nous lança le père Matthieu qui avait assisté à la scène.

            Le pé Matthieu, comme on l'appelait, était un vieux bonhomme tout noueux, un visage raviné de rides profondes, encore bien droit pour ses quatre-vingts ans. Il était cordonnier de son état, mais comme son industrie vivotait, il louait ses services de temps à autre, réparant une clôture ici, coupant du bois ailleurs.

            -          Vous ne dansez avec Justine aujourd'hui pé Matthieu ?

            -          Oh bah ! mon gars, j'y comprends rien à leur danse de saint Guy,  s'esclaffa le père Matthieu.

            On racontait dans le village qu'une dizaine d'années auparavant, le père Matthieu était venu voir la Justine Robinet, costumé, gominé, amidonné, un bouquet à la main, mais que la veuve l'avait éconduit en déclarant haut et fort que plus jamais un homme ne viendrait faire la loi chez elle. La vieille toupie, le visage hérissé de verrues, avait été très flattée des avances du père Matthieu. Elle se vengeait de son aspect disgracieux en racontant à qui voulait bien l'entendre comment elle avait rabroué ce prétentieux prétendant.

            -          Vous berrez ben queq'chose ? Nous proposa le père Matthieu.

            -          Non merci pé Matthieu, je viens de boire une bière, lui répondis-je.

            Michel s'empressa de finir sa canette.

            -          Pour moi, ce sera la même chose, dit-il en tapotant amicalement l'épaule du vieux.

            Celui-ci plongea le bras jusqu'au coude dans la poche profonde de son large pantalon qui aurait pu contenir trois hommes de sa taille. Il en ressortit un mouchoir qu'il déroula avec précaution et finalement, il en extirpa un billet tout froissé et quelques pièces, et s'adressant à Célestine, le bras tendu, son point fermé sur son argent :

            -          Une bière pour le gars Michel. Combien qu'ché-ti ?

            A ce moment, l'orchestre entama une valse. Les grappes de notes de l'accordéon remplacèrent les miaulements suraigus des guitares électriques en même temps que les jeunes désertaient la piste, laissant la place aux couples d'une autre génération.

            -          Ça va vous convenir ça comme danse, pé Matthieu

            -          Ché pu d'mon âge, me répliqua le vieux bonhomme, ah ! chi tu m'avé vu à vingt ans ! J'lé faisais tourner les d'moiselles, crénom de nom !

            Et son rire s'échappait de sa bouche à travers trois chicots pendant que les bras levés, il esquissait trois pas de danse avec la souplesse d'un hanneton.

            Au bout d'un moment, je fus de nouveau attiré par la piste. Mon séjour à la buvette m'avait un peu détendu. J'étais près à affronter le regard noir d'Anita. Le fol espoir de rencontrer Muriel agissait sur moi comme un aimant sur la limaille de mes sentiments.

            -          Bon, je ne m'ennuie pas mais il faut que je rejoigne Gaston déclarai-je et je plantais là le gars Michel et le père Matthieu.

            Arrivé sur le bord de la piste, je jetai tout de suite un coup d'oeil sur l'endroit où se tenait Anita avant que je ne m'esquive à la buvette. Elle n'y était plus. Je scrutai alors la foule, fixant la moindre mèche blonde, m'accrochant à la moindre boucle dorée. Mais en vain, Muriel n'était pas là. J'eus alors envie de partir. Il était dix heures et demie et ma fête à moi me semblait de plus en plus compromise. Je percevais maintenant la musique comme une intruse. Elle provoquait en moi un sentiment de frustration qui contrastait avec le bonheur qu'elle m'avait procuré au début du bal. Je m'assis de nouveau sur la chaise qui m'avait recueilli tout à l'heure et qui se trouvait encore vacante. Les danseurs tourbillonnaient devant moi mais je me sentais de plus en plus étranger à cette frénésie collective.

            Soudainement, un couple de danseuses passa à quelques centimètres de moi. << Robert, il faudra que tu m'expliques ! >> Anita, qui dansait avec sa soeur, venait de me lancer cette phrase sèchement et déjà disparaissait, happée par la foule. Ceci eut pour effet de me sortir de ma torpeur. Le regard dur d'Anita effaça les rêves blonds et amers dans lesquels je m'engluais. Ce petit incident, prélude à une scène en public que je pouvais prévoir, aurait dû m'inciter à quitter les lieux. Mais je restai rivé sur ma chaise, espérant encore tout au fond de moi-même que Muriel finirait bien par arriver. A la fin de la danse, Gaston et Mariette vinrent vers moi.

            -          T'en fais une bobine ! C'est pas la joie, me lança Gaston. As-tu été voir Anita ?

            -          Ecoute Tonton, j'ai pas envie de me faire mordre.

            -          Tu veux que je te dise, Bébert ? T'as tord de la laisser choir. Une fille comme elle, tu n'en retrouveras pas.

            -          Tu veux rire ? Passer ma vie avec une porte de prison ? Un pet de travers, et elle me fait la goule pendant une semaine.

            -          Tu ne disais pas ça ce matin vieux frère.

            -          Arrête Tonton, lâche-moi les basques, c'est mes oignons, répliquai-je, n'appréciant pas son allusion à Muriel.

            -          Les parigotes, c'est toutes les mêmes, intervint crûment Mariette, toutes bonnes qu'à faire marcher les gars. Et ta parigote, elle t'a posé un lapin. C'est pas Anita qui t'aurait fait ça.

            Je souris du chauvinisme de Mariette. A Saint Julien, les mariages entre gens du pays sont les seules valeurs sûres, et toute alliance avec une personne venue d'ailleurs est ressentie comme une trahison. Et une parisienne alors !

            -          Tu te trompes Mariette, dis-je calmement. Muriel ne m'a rien promis. Elle a dit qu'elle essayerait de venir, un point c'est tout.

            -          Muriel ! Elle s'appelle Muriel ! Avec un nom comme ça, il n'y a rien à attendre.

            Et avant que je ne réponde, elle ajouta péremptoire :

            -          Allez, viens danser, ça va te dégourdir les jambes.

            Elle me prit la main et je me laissai entraîner vers la piste tandis que Tonton, un moment interdit, nous lança :

            -          Je m'en fous, je danse avec Anita.

            Durant une bonne partie du slow, Mariette n'arrêta pas de me vanter les mérites d'Anita et je la laissai dire, acquiesçant par des hochements de tête, à la fois amusé et agacé par son plaidoyer inutile. Je la sentais ronde, douce et chaude contre moi et cela me plaisait. Puis, tout à coup, elle s'arrêta de parler. Sa tête s'obstinait à garder une direction fixe. J'aperçus alors à quelques pas Gaston et Anita dans une conversation qui leur faisait presque oublier la danse. Je glissai à Mariette :

            -          Tonton-Mariette, entreprise de rabibochage. J'espère que Tonton sait vanter mes mérites aussi bien que tu m'as vanté ceux d'Anita.

            -          J'aime pas beaucoup ça. La place est libre, elle va m'embarquer mon bonhomme, dit Mariette mi-figue mi-raisin.

            -          Et bien, on se mariera tous les deux, lui dis-je d'un ton badin.

            -          Plutôt crever ! répliqua-t-elle.

            Elle avait l'art des réponses directes dites sur le ton de la plaisanterie mais qui délimitaient fermement ses frontières.

            A la fin de la danse, Tonton nous rejoignit, seul. Mariette s'accrocha à lui, possessive. Il me demanda si ce que lui avait dit Anita m'intéressait. Je lui répondis que je m'en souciais comme du porte-jarretelles de la mère Robinet.

            -          En tout cas, je lui ai dit que tu étais en pleine déprime et que tu n'avais plus le goût à rien, bougre.

            -          Bon diagnostic docteur Tonton. C'est combien la visite ?

            Néanmoins, j'appréciai les dons de diplomate de mon ami Gaston.

            -          En tout cas, ajouta-t-il, ne pouvant résister à rendre compte de son entrevue, Anita m'a dit qu'elle aimerait entendre ces explications-là de ta propre bouche.

            Je hochai la tête amusé, puis je déclarai :

            -          Allez les enfants, la conversation vous a donné soif, je vous paye un coup.

            Nous nous déplaçâmes jusqu'à la buvette. Celestine était toujours là, les mains dans le baquet, le visage de marbre.

            -          Une petite bière ? proposai-je à Gaston.

            -          Non ! deux cocas intervint Mariette.

            Je commandai alors trois cocas que nous sirotâmes sans dire un mot. Près de nous, le père Matthieu était en grande conversation avec deux autres vieux du village. Ils parlaient de chasses, se plaignant que maintenant c'était foutu et qu'à leur époque, les lièvres << pillulaient >> jusque dans les rues de Saint Julien. Tout cela était ponctué de force gestes, de  << Dame Ouais ! >> et de rires édentés. Un peu plus loin, le père Beaucamp discutait avec cinq ou six cultivateurs et se lamentait sur le prix des semences et de l'engrais : << Surtout qu'l'hivé a été rude. Tout l'blé d'automne a été brûlé. Cha va fé d'la misé tout cha. >>

            A ce moment, l'orchestre entama << Rock around the clock >>. Des claquements de mains nous parvinrent. Attirés par l'événement, nous quittâmes la buvette. La foule autour de la piste rythmait la musique. Au centre, Gérald, le fils du notaire, faisait une exhibition avec la fille aînée des Starkov, des russes blancs vivant dans le château dominant le village. Il est vrai que le spectacle ne manquait pas de gueule. La cavalière virevoltait autour de son cavalier, s'enroulant et se déroulant dans ses bras et sa robe ample et légère papillonnait autour de ses jambes superbes, s'élevant en corolle jusqu'à mi-cuisses, retombant en torche jusqu'aux chevilles. Quand, la saisissant par la taille, Gérald la fit basculer sur son dos et que d'un coup de rein il la fit tournoyer par-dessus ses épaules, la foule ravie se mit à crier et les claquements de mains se transformèrent en applaudissements. A la fin de la danse, Gérald et la fille Starkov rejoignirent leur groupe, visiblement heureux de l'impression produite mais distants et hautains comme à l'accoutumée.

            Ce Gérald avait partagé les mêmes bancs que nous à l'école du village mais il nous avait toujours regardés de toute la hauteur de sa position sociale. Et, maintenant qu'il suivait des études de droit à Villedieu, le fossé n'en était que plus profond.

            Le groupe dans lequel ils s'étaient fondus se tenait à l'écart et tranchait sur le reste des gens. C'était tout le gratin de Saint Julien : le notaire, les Starkov, le maire, gros propriétaire terrien vivant de ses rentes et du labeur des autres, Lenoir le grainetier, un parvenu qui n'arrêtait pas de faire des ronds de jambes et qui n'était accepté que parce qu'il arrosait copieusement la compagnie. << La haute volaille  >> comme disait feu mon grand-père. Les beaux costumes et les belles robes juraient singulièrement à côté des vestes élimés et des jupes de quatre sous de la population paysanne.

            -          Ça doit encore discuter de chasse à courre là-bas, dis-je à Tonton. En tout cas, s'ils recommencent leur cirque de l'année dernière, je prends le fusil du pater et je tire dans le tas !

            -          Tu seras bien avancé Bébert, et puis qu'est-ce que tu en as à foutre, c'était le champ à Dupré, bougre !

            En effet, l'année dernière, les Starkov avaient organisé une chasse, et prétextant du droit de poursuite, toute la compagnie avait saccagé un champ de maïs en courant aux trousses d'un sanglier. Bien sûr, ils avaient proposé un dédommagement à Dupré mais celui-ci n'atteignait pas le quart de la valeur des dégâts. Depuis, Dupré était en procès avec eux et la procédure risquait d'être longue et d'issue incertaine.

            -          Tiens ! c'est-y pas  << elle >> qui arrive là-bas, s'exclama Tonton.

            Je sursautai, un frémissement dans l'échine. Je me retournai, cherchant vainement dans la direction que Gaston avait indiquée.

            -          Sale con ! lui lançai-je, pendant qu'il s'esclaffait en se tapant sur les cuisses.

            -          Bah dis donc Bébert ! C'est pas de l'amour, c'est de la rage, s'exclama Mariette.

            -          Bon, j'en ai plein le dos, je rentre, annonçai-je.

            -          Fais pas l'idiot, reste. On va s'ennuyer si tu t'en vas, me répliqua Gaston. Et puis qui sait, après le biberon de onze heures, elle va sûrement rappliquer.

            Je fis mine de partir. L'orchestre entamait un pot-pourri. Mariette me rattrapa puis me prenant fermement la main, m'entraîna dans la farandole qui se constituait. Bientôt, villageois et estivants formèrent une longue chaîne serpentant autours des tilleuls, disparaissant dans les recoins obscurs, réapparaissant en pleine lumière. Lorsque nous passâmes devant Anita restée assise, Mariette essaya de la happer au passage mais elle retira vivement son bras. Le coup d'oeil qu'elle me lança me fit l'effet d'une douche glacée. Lorsque les hasards de la farandole nous firent repasser devant elle, Mariette s'arrêta, rompit la chaîne et me tirant en avant lui dit : << Tiens, je te l'amène. >> Le danseur, qui se trouvait derrière moi, piétina sur place, m'écrasant les talons puis, poussé par la foule, me lâcha. Mariette à ce moment s'éclipsa et je me retrouvai seul, debout, gauche, ne sachant quelle contenance prendre devant Anita glaciale. Je m'assis à côté d'elle, évitant de la regarder et je sentis peser sur moi son regard hostile. Nous restâmes là une minute ? Deux peut-être ? Et la foule serpentait autour de nous, heureuse.

            -          Robert, qu'est-ce que je t'ai fait ?

            Et  sa voix sortit du fond d'elle-même sèche, brutale. Le coup de tonnerre avant l'orage. Je ne savais que faire, que dire. Je restais immobile sans oser tourner la tête vers elle.

            -          Robert, qu'est-ce que je t'ai fait ?

            Et cette fois, il y avait dans sa voix un tremblement nerveux laissant présager la crise de nerf. Il fallait que je fasse quelque chose. Fuir, fuir. Un malaise au creux de l'estomac me paralysait. Faisant un effort sur moi-même, je me levais subitement puis me tournant vers elle, je lui dis avec autorité :

            -          Viens, il faut que je te parle.

            Elle eut une expression de surprise puis mécaniquement se leva et me suivit. Je l'entraînai à l'écart dans un coin de la place plongé dans la pénombre. Je m'adossai à un tilleul et elle se planta devant moi, une vague forme grise sur la lueur des guirlandes. J'avançai la main pour saisir son bras mais je la sentis se raidir au contact de ma paume. Elle se dégagea en faisant un pas en arrière.

            -          Je t'écoute Robert !

            Le ton sec de sa voix, masquait mal son immense inquiétude.

            - Je ne sais plus où j'en suis Anita, commençai-je. Je croyais t'aimer et maintenant, je ressens un grand vide en moi. Cet après-midi, je ne sais pas ce qu'il s'est passé, je n'ai plus eu envie de te revoir. Tu me plais Anita, tu me plais énormément tu sais... Mais j'ai peur que ça ne marche pas entre nous deux...

            Elle m'interrompit brusquement en me criant :

            -          Robert, tu te fiches de moi ! Comment s'appelle-t-elle ?

            -          Je te jure, il n'y a pas d'autre fille.

            Elle agrippa le col de ma veste et me secouant nerveusement, elle hurla :

            -          Tu mens Robert ! Qui est-elle ? Est-ce que je la connais ?

            Je la pris alors dans mes bras et elle se débattit. Tout son corps vibrait.

            -          Il n'y a personne, je te jure, je te jure.

            Durant un instant, elle continua à se débattre et ses doigts pénétraient avec violence dans la chair de mes épaules. Puis-je la sentis peu à peu s'abandonner sur moi comme un poids mort. Son front heurta ma poitrine et elle commença à sangloter doucement.

            -          Robert, j'ai peur. Tu mens, tu mens, balbutia-t-elle.

            Je la serrai alors sur moi, caressant son visage enfoui dans sa chevelure d'ébène. Mes lèvres baisaient sa joue humide. Elle  me refusait sa bouche en maintenant obstinément son front dans mon épaule et nous restâmes là sans bouger un bon moment. Des gamins, sans doute attirés par les cris d'Anita, nous observaient en chuchotant, immobiles dans la nuit. Quand j'eus réalisé leur présence, je leur criai : << Fichez le camp ou je me dérange ! >> et la petite troupe déguerpit en direction de la lumière en nous jetant des << Ah ! ouh ! les amoureux ! >>

            Quand je sentis Anita complètement apaisée, je lui murmurai :

            -          On va danser Anouchtina ?

            -          Je n'ai pas envie Robert, je n'ai plus envie de rien.

            Alors, lâchement et peut-être aussi parce que sa peine me prenait aux tripes, je me mis à lui murmurer des paroles d'amour :

            -          Je t'aime Anouchtina, je t'aime. Ce qui est arrivé tantôt, je te jure que ça ne se reproduira plus. Il faut que tu m'aimes Anouchtina, fort, très fort,

            Et ma bouche errait sur sa joue salée.

            -          Robert... Robert... je ne sais plus.

            Et elle recommença à pleurer mais cette fois, c'était une pluie fine et discrète. Son visage monta lentement vers moi et la lumière lointaine allumait des reflets irisés au coin de ses yeux. Ma bouche rencontra sa bouche s'abandonnant à mon baiser.

            Peu de temps après, la prenant par l'épaule, je l'entraînai vers la piste. L'orchestre jouait un slow. Nous nous mîmes à danser, serrés l'un contre l'autre, sans échanger une seule parole. Je fermais les yeux et le mélange de la musique, du parfum d'Anita et de sa chaleur contre moi me rendait heureux. Orgueil du mâle après la reconquête ? Et déjà la tempête apaisée, l'esprit libéré, il me revenait en mémoire des images un instant oubliées : un petit corps cambré délicieusement moulé dans une robe légère, une chevelure ruisselant en boucles d'or autour d'un adorable visage... J'essayais de chasser cette idée, cherchant à me convaincre que Mariette avait raison. J'avais, l'espace d'un instant, été ébloui par un éclat de soleil, mais elle, Muriel, sûrement qu'à cette heure-ci elle dormait et que je n'étais pas l'objet de ses rêves.

            La musique s'arrêta. Anita se détacha de moi. Son visage était empreint d'une profonde tristesse.

            -          Oh, Robert, pourquoi avoir été si méchant ? et ses grands yeux sombres traduisaient son immense désarroi.

            -          C'est fini va, c'est fini Anouchtina, lui murmurai-je en l'attirant contre moi.

            Nous rejoignîmes le bord de la piste. A ce moment nous rencontrâmes Mariette qui parut fort satisfaite de nous voir ensemble. Elle tendit son mouchoir à Anita :

            -          Tiens, tu as un peu de rimmel au coin des yeux.

            -          Non, non, ce n'est pas la peine, répondis Anita avec un petit sourire pâle.

            -          Attends ma poule, je vais t'arranger ça, lui dit Mariette.

            Et humectant le petit carré de dentelle de sa salive, elle entreprit de ravauder les ravages que les larmes avaient faits sur le visage d'Anita.

            Gaston se tenait à deux pas, en grande conversation avec Michel et Pierrot. Ce dernier, un fort gaillard d'un mètre quatre-vingt-cinq avec des mains larges comme des battoirs de lavandières, était commis boucher aux Cannis. Gaston, qui n'était pas une demi-portion, à côté de lui faisait figure de petit garçon. Pour la énième fois, le Michel devait raconter sa course. Il n'arrêtait pas de désigner ses mollets qui l'avaient fait perdre.

            Nous nous assîmes tous trois, Anita, Mariette et moi, et Mariette se mit à parler, parler. Elle commentait les robes et les coiffures, racontait les derniers potins du village et Anita l'écoutait d'une oreille distraite, hochant la tête de temps à autre. Je la serrais contre moi, et je la sentais se détendre. Elle eut même un petit rire lorsque Mariette raconta la dernière blague qui courait sur la demoiselle Benoist.

            La place commençait à se vider. Les mères de famille partaient les unes après les autres, emportant leurs progénitures pour un sommeil réparateur et il ne resta bientôt plus que quelques jeunes non rassasiés de danse et quelques vieux encore assoiffés de bière. Il devait être minuit et demi lorsque deux motos pénétrèrent sur la place. Quatre gaillards, harnachés de cuir, bardés de clous et de rivets, en descendirent non sans avoir fait vrombir leurs machines à en couvrir la musique. Ils restèrent un instant auprès de leurs engins, parlant haut et fort, s'envoyant des bourrades et jetant des coups d'oeil furtifs vers la piste. Leurs blousons rembourrés aux épaules leur donnaient des carrures impressionnantes. Le plus grand avait le crâne rasé et une longue balafre lui barrait une joue du nez jusqu'à l'oreille. Il restait immobile et sa haute stature accentuait l'allure martiale du personnage. Le plus petit, celui que les autres appelaient Paulo, ne devait pas mesurer plus d'un mètre soixante. Il s'agitait nerveusement autour de ses coreligionnaires, boxant dans le vide, sautillant sur place, ricanant bruyamment.

            Sur un geste de Paulo, les quatre lascars se dirigèrent d'un pas nonchalant vers la buvette. Il ne restait pas beaucoup de consommateurs et la Justine Robinet commençait à rentrer son matériel. Lorsqu'elle vit arriver ce quatuor à mines patibulaires, elle préféra ressortir quelques canettes de bière, d'une part, parce qu'elle redoutait les réactions qu'un refus de servir n'aurait pas manqué de provoquer, d'autre part, qu'un sou est un sou et qu'il ne fallait pas rater l'occasion d'arrondir la recette de la journée.

            J'avais rejoint Gaston, Michel et Pierrot.

            -          Pas sympathiques ces frangins là, bougre !  glissa Tonton à voix basse.   

            Tout en discutant, nous les observâmes discrètement. Tant qu'ils se tenaient à la buvette, nous étions tranquillisés. Cependant, ils commencèrent à secouer leurs bouteilles en maintenant le pouce sur le goulot puis ils s'arrosèrent de bière. Les quelques consommateurs qui se trouvaient là battirent en retraite. Personne n'osa protester.

            Occupés à regarder le spectacle, nous ne nous étions pas aperçus que le dénommé Paulo avait quitté ses compagnons et qu'il était en train de déambuler autour de la piste de danse, mimant le comportement de l'ivrogne, bousculant les danseurs. Arrivé au niveau de Mariette et Anita, il pointa son doigt vers Mariette et dit :                          

            -          Toi ! viens danser.

            -          Non, merci ! répondit-elle un peu sèchement.

            Le Paulo se campa alors devant elle, bombant le torse, tapant du poing droit dans la paume de sa main gauche.

            -          J'suis pas assez bien pour toi peut-être ?

            Mariette ne répondit pas et détourna son regard.

            -          Eh ! j'te cause ! J'suis pas assez bien pour toi ?

            Elle le fixa droit dans les yeux.

            -          Je danse avec qui je veux !

            -          Tu fais ta mijaurée, c'est ça hein ? lui dit-il en lui envoyant une petite tape sur la joue.

            Elle se leva et cria :

            -          Ça va pas non ? Fichez-moi la paix !

            Tonton, entendant la voix de Mariette, se retourna brusquement, et réalisant la situation, parcourut en trois enjambées la distance qui nous séparait des filles, bondit sur le Paulo, l'empoigna par le revers du blouson et le repoussa en arrière avec force. Celui-ci fit quatre pas à reculons, et déséquilibré, tomba sur le cul. Tonton s'avança menaçant :

            -          Si tu la retouches, je te casse la tête !

            L'autre se releva d'un bond, sautilla sur place à la manière d'un chimpanzé, esquissa un mouvement de repli en grognant : <<  Bon, bon, ça va  >>, le bras tendu, la main à plat, verticale, puis, se ramassant sur lui-même, à la vitesse du cobra, il se jeta sur Gaston et lui envoya un formidable coup de tête en plein visage. Le pauvre Tonton, sonné, recula à son tour, puis se plia en deux, la tête dans les mains. L'autre, poussant des cris d'hystérie, se mit à lui balancer des coups de pieds dans le corps, tandis que les filles hurlaient de panique.

            Aveuglé par sa rage, le Paulo ne vit pas Pierrot surgir à côté de lui. Il reçut en pleine face un coup de poing à assommer un boeuf. Il resta là une fraction de seconde, debout, les yeux ronds, la bouche entrouverte, édentée, un trou noir auréolé d'une bave sanguinolente, puis il s'écroula K.O..

            Pierrot regardait son adversaire à terre, les bras en croix, lorsqu'il reçut sur le dos les trois autres lascars, une meute de chiens sur un sanglier. Il plia sous le poids. Dans une détente colossale, il se redressa et envoya au tapis ses agresseurs, puis se retournant, tel un ours, leur fit face les bras écartés, prêt à frapper le premier qui oserait approcher.         

            Nous restâmes là en retrait, Michel et moi, la peur au ventre. L'orchestre venait de s'arrêter de jouer et les gars du village faisaient cercle à une distance respectable. L'individu au crâne rasé sortit alors une chaîne de sa poche et la fit tournoyer au-dessus de sa tête. Ses acolytes, interposés entre lui et la foule, guettaient à droite et à gauche, menaçants, prêts à parer une intervention extérieure. Mariette, blême, avait sorti son mouchoir et épongeait l'arcade sourcilière de Gaston. Un silence lourd régnait sur la place tandis que les adversaires s'observaient. Tout à coup, poussant un hurlement bestial, l'individu au crâne rasé, le faciès haineux, s'élança et dans un dernier moulinet plus rapide plus ample fit abattre sa chaîne sur Pierrot. Celui-ci eut le temps de lever un bras en protection devant son visage. La chaîne s'enroula en sifflant autour du bras  et termina sa course par un claquement sec. Le colosse des Cannis grimaça de douleur mais, par un effort sur lui-même, il tira la chaîne à lui, violemment. Le balafré lâcha prise et se trouva désarmé. Il se précipita alors vers une chaise, et la saisissant, la pointa en avant, puis hurla à ses comparses : << Faut s'casser les mecs ! Aidez Paulo, je l'tiens en respect ! >>

            Les gars du village commencèrent à approcher, menaçants. Certains avaient ramassé des pierres, d'autres avaient saisi des chaises mais personne n'osait vraiment se lancer dans la bagarre. Pierrot ne bougeait pas, la chaîne dans la main, prêt à repousser une nouvelle agression mais le balafré se contenta de tourner autour de lui à plus de trois mètres, la chaise en bouclier. Les deux autres soulevèrent le Paulo resté à terre et essayèrent de le remettre sur ses jambes. Il fit l'effet d'un pantin en caoutchouc, flageolant sur ses membres mous. Ils le traînèrent jusqu'à leurs motos et le balafré les accompagna à reculons, protégeant leur retraite, faisant semblant de s'élancer en avant lorsqu'il estimait la foule un peu trop proche, ce qui avait pour effet de provoquer de bonnes reculades.

            Après avoir hissé le Paulo sur la selle arrière d'une moto, les chevaliers de l'apocalypse mirent promptement leurs machines en route. Le balafré lança alors sa chaise en direction des jeunes gens qui se faisaient de plus en plus menaçants et sauta sur la selle restée vacante. Dans un vrombissement de tonnerre, les motos démarrèrent en se cabrant ; en même temps, une pluie de projectiles vint s'abattre sur les fuyards. Il y eut un crépitement métallique, le choc des pierres sur les enjoliveurs chromés. Deux ou trois cailloux atteignirent les individus ; le cuir épais de leurs blousons leur fut salutaire. Au moment où la chevauchée sauvage allait disparaître à l'extrémité de la place, on vit un corps glisser puis rouler à terre. C'était Paulo qui n'avait pas trouvé assez de force pour se maintenir en équilibre sur la moto. Tout le monde se précipita. Cependant personne n'osait approcher de trop près, craignant un retour des autres.

            Le bruit des moteurs s'estompa dans la nuit. C'est alors que Fernand, surmonté de son képi de représentant de l'ordre, sortit de la foule. Au moment de l'altercation, il s'était tenu soigneusement à l'écart ; un mauvais coup est si vite arrivé. Mais là, un homme seul, allongé à terre, inoffensif, l'autorité pouvait s'exercer. Il s'avança d'un air décidé vers le Paulo qui commençait à se relever péniblement. Le prenant par le bras, Fernand lui dit d'une voix ferme : << Viens par ici mon gaillard ! >> et il le ramena vers la lumière de la piste. Les jeunes gens, excités autour de cette proie facile, proféraient des menaces, prêt à passer aux actes : << Il faut lui faire la peau à cette ordure ! >>, << Une bonne raclée, il s'en souviendra ! >> Plongé tout à coup dans un western, Fernand se prenait pour un shérif, se  tenant droit, martial et répétant : << Du calme, du calme ! J'ai téléphoné aux gendarmes, ils seront là dans un instant. >>  Il fit asseoir le Paulo sur une chaise. Celui-ci avait un aspect contrastant singulièrement avec l'image vindicative qu'il avait pu donner lors de son arrivée. Il restait replié sur sa chaise comme un fauve traqué, le bas du visage ensanglanté, une longue mèche de cheveux  lui cachant un oeil. Fernand, planté derrière lui, ne le quittait pas des yeux.

            Il était une heure et demie, la fête finissait là. L'orchestre qui devait jouer jusqu'à deux heures, remballait son matériel. Les musiciens ne voulaient pas courir le risque de voir les fuyards revenir avec un renfort éventuel et se mettre à tout saccager. Tonton commençait à récupérer. Sa blessure à l'arcade sourcilière ne saignait plus. La peau entrouverte sur un centimètre formait une boutonnière, laissant voir les chairs à vif. Mariette, son mouchoir rougit à la main, restait collé contre lui et fixait Paulo à l'autre bout de la piste avec un regard chargé de haine. Je m'étais assis à côté d'Anita et la tenant par la main, je restais silencieux. Michel, debout devant nous, tapait dans le dos de Pierrot, le félicitant pour son acte de bravoure.

            -          Tu l'as pas raté ce salaud. Bien fait pour sa gueule !

            Et le Pierrot souriait, modeste. Il avait retroussé sa manche et se massait le bras où l'on pouvait voir les traces violacées de la morsure de la chaîne.

            Une demi-heure s'écoula. L'orchestre était déjà parti. Bon nombre de jeunes avaient déserté la place. Pierrot nous salua et partit. Il ne restait qu'une dizaine de personnes devant l'estrade, lorsque soudainement, Paulo bondit de sa chaise et fila vers la rue principale. La surprise fut complète et quand Fernand et quelques gars commencèrent à réagir, s'élançant à sa poursuite, il avait déjà disparu dans la nuit. Le petit groupe courut un instant dans l'obscurité puis revint bredouille. Fernand fermait la marche, rouge, asphyxié par un asthme chronique. Le shérif sexagénaire ne tenait plus la route.

            Lorsque la maréchaussée arriva dix minutes plus tard, la place était vide et plongée dans l'obscurité. Fernand ne l'avait pas attendue plus longtemps et nous étions déjà, Mariette, Anita, Tonton et moi, à l'autre bout du village. Nous pûmes l'apercevoir débarquer, toutes sirènes hurlantes, la lumière du gyrophare éclaboussant de bleu les murs des bâtisses environnantes.

            Nous étions à la hauteur de la maison des parents de Mariette. Celle-ci déclara à Gaston :

            -          Viens, je vais te faire un pansement.

            -          Mais, on va réveiller tout le monde. Laisse, ça va guérir tout seul.

            -          T'aurais dû aller à l'hôpital avec une blessure pareille.

            Elle le poussa vers la porte en nous jetant par-dessus l'épaule : << Bonne nuit vous deux >> et leurs ombres se fondirent dans l'obscurité du couloir.

            Nous continuâmes notre chemin, Anita et moi, la main dans la main, silencieux. Un quart de lune émettait une lueur blafarde, nous permettant de reconnaître notre chemin. Nous sortîmes du bourg puis nous empruntâmes un chemin creux reliant Saint Julien au hameau des Vatines, une dizaine de maisons tassée frileusement les unes contre les autres dans un pli de la terre.

            Anita habitait là, depuis un an environ, chez une tante qui les avait recueillies, elle et sa soeur. Son père avait abandonné sa mère. Peu de temps après, la pauvre femme, dépressive, s'était suicidée. C'est Anita qui un soir, l'avait découverte flottant dans la citerne. Elle n'avait que huit ans. Ceci expliquait sans doute son air grave et son caractère renfermé malgré les quatorze années qui la séparaient de ces événements tragiques. Sa soeur, Rosélita, de quatre ans sa cadette, tout au contraire, était gaie, un brin frivole. La tante avait dû remplacer pleinement la mère. D'ailleurs, elle considérait Rosélita comme sa propre fille alors qu'elle avait toujours gardé une certaine distance avec Anita.

            Nous nous arrêtâmes à une vingtaine de mètres de la première maison. A cet endroit, le talus de la hauteur d'un homme était percé d'une large entrée donnant sur un herbage. J'y entraînai Anita. L'herbe était fraîche mais pas encore humide. J'enlevai ma veste et l'étalai sur le sol. Je m'assis en attirant Anita vers le bas. Elle résista mollement puis s'assit auprès de moi. Je lui couvris le visage de baisers. Elle m'enlaça et je sentis ses doigts nerveux se crisper sur mes épaules tandis que sa tête se calait dans mon cou. Je la basculai sur le sol et nous restâmes quelque temps enlacés, immobiles, rivés l'un à l'autre. Un immense désir d'elle m'envahit peu à peu. Ma main descendit le long de son corps jusqu'au genou et remonta sous sa jupe, caressant lentement ses jambes longues et fines jusqu'à l'entrecuisse chaud et doux.

            Depuis un mois que nous étions ensemble, nous n'avions pas encore fait l'amour. Elle s'était toujours refusée à moi. Instinctivement, elle pensait qu'en reculant le moment où elle ferait le don d'elle-même, son acte n'en aurait que plus de valeur à mes yeux. Fou de désir, les tempes en feu, ma main arriva au contact de son slip. Je la sentis se raidir et me prenant la main, elle murmura : << Non Robert, non, pas ce soir. >> Je la lâchai subitement, et me mettant sur le dos, je lui dis méchamment : << Tu vois, tu ne m'aimes pas ! >> Elle roula sur moi, m'enlaçant et m'embrassant avec fougue.

            -          C'est pas vrai Robert, je t'aime, je t'aime ! C'est toi qui es méchant avec moi.

            Et je sentis ses larmes coulant sur sa joue, me mouiller le visage. Mon désir bloqué net par son refus avait provoqué en moi une sensation désagréable, motivant mon agressivité mais, cette fois, la sentant bouger sur moi, me prendre, me posséder, m'embrasser, me mordre, me procurait un plaisir infiniment plus subtil que si nous avions fait l'amour. Je murmurai :

            -          Anouchtina... Anouchtina chérie... pardonne-moi.

            Et sa bouche salée s'écrasant sur la mienne semblait chercher à boire mes paroles.

            -          Prends-moi Robert, prends-moi mon amour si tu en as envie, murmura-t-elle.

            -          Non Anouchtina, je suis un salaud. Demain, si toi tu en as envie Anouchtina, ce sera merveilleux.

            Et nous restâmes allongés, elle sur moi, immobile, la chaude odeur de blé flottant autour de nous, le ciel formant un baldaquin d'un noir bleuté, pétillant d'étoiles. Les deux coups lancés depuis l'église de Saint Julien nous surprirent dans un demi-sommeil. << Il faut rentrer Anouchtina >>, lui murmurai-je à l'oreille. Il fallut s'arracher l'un de l'autre. Nous nous embrassâmes encore et encore.

            -          Tu viendras demain à dix heures ? On ramasse la paille dans le champ des Vieilles Pierres.

            -          Non, pas demain matin, j'ai deux mises en plis à faire. A la collation si tu veux.

            Anita travaillait dans un salon de coiffure à Villedieu. Le lundi était son jour de repos et elle allait coiffer les coquettes du village, ce qui lui arrondissait les fins de mois.

            -          D'accord à la collation, mais fais pas de frais.

            Elle avait pris l'habitude de venir le lundi à l'heure du casse-croûte dans le champ où je travaillais et se fendait toujours de quelques pâtisseries. Elle me cloua le bec d'un dernier baiser et disparut dans le noir.

            Je refis seul le chemin des Vatines à Saint Julien, le coeur gros comme une maison. J'avais encore dans les narines l'odeur d'Anita et sa douceur dans les mains. L'amour d'Anita estompait mon mirage blond et si le nom de Muriel chantait encore dans ma tête, tout son personnage devenait flou, lointain et fade. Demain, je n'y penserais plus et la venue d'Anita avec son petit sac bourré de pâtisseries suffirait à mon bonheur.

            Arrivé presque au niveau du bourg, j'entendis un craquement dans un fourré sur le bord du chemin. Immédiatement, il me revint à l'esprit que le dénommé Paulo s'était enfui à pied et qu'il avait très bien pu se cacher dans le coin. Le sang me monta à la tête et mes tempes se mirent à battre. Je m'arrêtai, paralysé par la peur, scrutant l'obscurité, m'attendant à voir une ombre me bondir dessus. Je sentis une chose me frôler les jambes et je faillis pousser un hurlement de terreur. Je reconnus Mistigri, le chat du père Matthieu qui, m'ayant aperçu, venait se frotter contre moi en ronronnant. Je me mis à rire mais la décharge d'adrénaline qu'avait provoqué ma peur continuait à exciter mon coeur qui battait la chamade. Respirant à grands coups, je poursuivis ma route en me convainquant que cette petite gouape de Paulo n'avait pas dû rester dans le secteur, qu'en tout cas il s'était enfui à l'autre bout du village et qu'il avait couru dans la direction des Cannis pour rejoindre la nationale conduisant à Villedieu. Nul doute qu'il venait de la ville. Si ses copains ne l'avaient pas attendu, à l'heure actuelle, il devait être en train de parcourir à pieds les trente bornes qui le séparaient de Villedieu. Néanmoins, je m'armai d'un solide bâton que je ramassai dans un tas de bois près de la première maison du village, et rassuré par mon arme, je rentrai chez moi d'un pas décidé.

 

 



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