Un nouvelliste : Alain Emery Alain écrit des nouvelles percutantes dans un style vif
et très imagé. Son palmarès dans les concours force au respect. De surcroît,
il est breton, ce qui ne gâte rien. Par ailleurs, Alain a écrit deux polars : « Erquy sous les cendres »
et "Le bourreau des landes" aux Editions
bretonnes ASTOURE collection BREIZH-NOIR. Quand on les entame, on est accroc et ne les quitte pas
avant la fin, deux belles finales qui vous laissent pantois.
La
femme de service s’éloigna du vieillard sans même lui jeter un regard. Elle
s’avança encore, avec nonchalance et, bientôt, on n’entendit plus, dans
l’interminable couloir de l’auspice, que le glissement de ses tatanes et le
répugnant bruit de succion de la serpillière qu’elle poussait d’une main
désinvolte. Enfin, elle disparut pour de bon, oubliant derrière elle un plein
seau d’eau sale. Le
vieux, sans un mot, releva le bord élimé de son Borsalino et considéra
longuement le seau abandonné. Un seau semblable à celui dans lequel son
manager avait, un demi-siècle plus tôt, jeté l’éponge, avant le coup de gong
du dernier round. Il ferma les yeux et eut l’illusion, brusquement, que la
sueur, mélangée au sang, coulait à nouveau sur ses paupières. Ses mâchoires
s’alourdirent, comme autour d’un protège-dents et l’espace d’une seconde, il
crut entendre, autour de lui, vociférer des inconnus. Il lui sembla qu’ils
étaient là, rassemblés autour du ring, anonymes, enragés, l’insultant tandis
qu’il tombait à terre et que de l’arbitre à genoux, montait, distordue,
cotonneuse, une voix annonçant la défaite. Ses vieux muscles se contractèrent
lorsqu’il crut reconnaître, dans son rêve éveillé, la silhouette de son
adversaire d’alors, levant les bras au ciel, triomphant. Mais
lorsqu’il ouvrit les yeux, en sursaut, l’ombre, plantée devant lui, n’avait
rien de menaçant. Au
contraire. Tout, chez cette jeune infirmière - que la pâleur rendait plus
émouvante encore - témoignait d’une douceur infinie. Elle semblait à la fois
fragile et tenace, et lorsqu’elle fronçait son nez à la retrousse, elle avait
l’air d’une petite chipie que la mort, pourtant omniprésente, n’effrayait
plus. Son chignon, en la vieillissant un peu, entretenait cette illusion.
Personne ne semblait plus à l’aise qu’elle au milieu de ces odeurs d’éther et
de Javel mélangées, et son sourire,
malgré les hurlements et les pleurs que laissaient, dans leur sillage, toutes
ces ombres fantomatiques égarées en pantoufles parmi les vivants, demeurait
lumineux. -
Qui venez-vous voir? demanda t-elle. -
Je viens voir Nino Laroca, répondit le vieux, sèchement, en inspectant la
curieuse de la tête aux pieds. L’infirmière
acquiesça en souriant. L’italien de la 114. Une ancienne gloire de la boxe.
En phase terminale. - Vous
êtes de la famille? continua t-elle. Qui
était-il au juste, lui, Sauveur Orsini, l’anonyme petit corse de Ponte
Leccia, pour l’illustre et richissime Laroca? Qui était-il encore après
qu’entre eux se soient écoulées cinquante années d’un silence méprisant? Le
vieux corse soupira. Sans doute n’était-il plus qu’un souvenir. Juste un
désagréable souvenir... Comme
elle n’obtenait pas de réponse, elle insista: -
Vous le connaissez bien? -
Si je le connais bien? répéta Orsini, visiblement étonné. Leur
unique rencontre remontait à plus de cinquante ans mais Orsini, parce qu’il
l’avait combattu avec courage, se considérait comme une vieille connaissance,
un parent éloigné. A
cette époque, on parlait déjà de Laroca comme d’un as. Une légende en marche.
Tous, sans exception, encensaient son style épuré, fluide et nul ne doutait
qu’il fût le plus prometteur des challengers au titre mondial. Dans
le même temps, Orsini achevait sans le savoir une carrière médiocre de petit
cogneur de province. Rien de fabuleux. Deux combats par semaine. Des fins de
mois périlleuses... Rien
ne les prédestinait à s’affronter. Leurs imprésarios respectifs avaient, en
fait, imaginé ce combat pour de bien sombres raisons. Le premier pour étoffer
à moindre frais le palmarès de son poulain, l’autre pour se remplir les
poches une dernière fois sur le dos de son champion déchu... Mais
Orsini, dont la hargne connaissait alors son apogée, s’était mis en tête de
défendre chèrement sa peau. Contre toute attente, il s’était battu comme un
lion, parvenant même, dans un sursaut d’orgueil, à donner l’illusion furtive
d’une issue imprévue. Malgré
cela, à la troisième reprise, devant l’arcade salement amochée du corse,
l’arbitre avait arrêté le combat et déclaré Laroca vainqueur par défaut. Tandis
qu’on le poussait, ensanglanté, vers les vestiaires, le corse, fou de rage,
criant à l’injustice, avait immédiatement - et ensuite durant des semaines -
réclamé sa revanche. Sans succès. Aux incessantes jérémiades d’Orsini,
l’italien avait opposé un silence éloquent, préférant poursuivre, avec
arrogance, son irrésistible ascension vers les sommets du noble art. Alors
Orsini, la mort dans l’âme, avait capitulé. Hanté par sa propre violence, il
avait livré d’autres combats sans grâce jusqu’au premier KO, quelques mois
plus tard, un désastre après lequel il avait raccroché les gants et dont le
souvenir ne cessait de le tourmenter. -
Il boxait comme un chef, dit-il à l’infirmière. Elle
eut, sans trop savoir pourquoi, la chair de poule et, brièvement, se demanda
ce qui l’incitait encore, jour après jour, à pousser la porte d’un pareil
endroit. -
Il faut que je vous dise quelque chose, annonça t-elle d’une voix hésitante.
Quelque chose qu’il faut que vous sachiez...Monsieur Laroca est en train... -
De mourir. Je sais. Le
silence qui suivit n’en était pas vraiment un. Quelque part dans ce dédale de
couloirs, une femme gémissait et réclamait une aide qui viendrait trop tard.
Sur le parking, au dehors, beuglaient des ambulances. -
Suivez moi, dit-elle. Il
se leva, se rajusta et prit le temps d’examiner son reflet dans une porte
vitrée toute proche. L’ancien mi-lourd se jugea racorni, défait et sa trogne
fripée se renfrogna encore. Il avait beau refuser de se voûter, sa chair
toute entière paraissait avoir renoncé et s’être vidée de toute substance. Le
matin même, sur le bateau qui l’amenait sur le continent, il avait surpris,
en se rasant, un léger tremblement sur ses lèvres, presque imperceptible,
c’est vrai, mais qu’il n’était pour autant pas parvenu à maîtriser. De
devoir assister, impuissant, à son inéluctable dérive le dégoûtait mais il
continuait d’éluder son ostensible déchéance. Jamais Sauveur Orsini n’avait
cédé, jamais il n’avait reculé, devant rien ni personne, et même s’il savait
que, cette fois, il finirait, forcément, par se coucher, jusqu’au bout il
serrerait les dents et ne baisserait la garde qu’à la toute dernière
seconde... Ils
entrèrent dans la chambre et la lumière, comme intimidée, effleura légèrement
les meubles pour se caler dans les angles. Ils régnait là une fraîcheur
artificielle et Orsini réprima un frisson. Lorsque son oeil dompta la
pénombre, il le vit enfin. Laroca
gisait au centre d’un grand lit blanc. Son corps, affreusement maigre,
épousait le drap qui le recouvrait. Il dormait et bien qu’effroyablement
ravinés, ses traits ne témoignaient d’aucune souffrance. Une foule accablante
de tuyaux entraient et sortaient de son corps, le reliant à d’énormes
machines où la vie, si fragile fut-elle à cet instant, continuait d’imprimer
des courbes régulières. Orsini
ôta son chapeau. -
Il boxait comme un chef, répéta t-il à l’infirmière, sans pouvoir détourner
les yeux de son vieux rival. En même temps qu’il parlait, il le revit sur le
ring, véritable danseur, un as dans son genre. Et devant la brutale
réminiscence de leur splendeur passée, Sauveur ne ressentit pas, alors, tour
à tour la tristesse, la peur, la colère ou la pitié mais tout en une seule
bouffée qui, dans la confusion, faillit lui arracher un sanglot. Les mots et
les sentiments, retenus si longtemps, se bousculaient en lui sans ordre ni
raison. -
Si seulement... ajouta t-il en se raidissant. Il
se rendit brusquement compte qu’il n’avait rien perdu de sa rancoeur contre
Laroca et que rien, après cette éternité de silence, ne levait l’infernal
mystère: Que se fût-il passé, si on la lui avait accordée, sa seconde
chance?... Après
toutes ces années, le guerrier susceptible que n’avait jamais cessé d’être
Sauveur Orsini, même s’il était bien décidé à faire la paix avant que la mort
ne les sépare, ne parvenait pas à mettre de l’ordre dans ses sentiments. L’infirmière,
pendant ce temps, se sentait obscurément troublée par le spectacle auquel
elle assistait. Sans comprendre le caractère sacré de ces retrouvailles, elle
devinait que se déroulait sous ses yeux un moment étrangement primitif, une
rencontre ultime et solennelle entre deux combattants résignés aux adieux. Aussi
sursauta t-elle quand Orsini brisa le silence installé. - Et
ça c’est quoi? demanda t-il en désignant du menton un surprenant petit
guéridon surmonté d’un curieux appareil. -
C’est une pompe à morphine, expliqua t-elle avec un sourire de madone. Ca
permet d’atténuer la douleur... Orsini
posa sur elle un regard atterré. Sa bouche s’entrouvrit même une seconde. Il
respira profondément, ferma les yeux, les rouvrit, se leva, tira sur son
veston, sèchement, remit son chapeau et se dirigea sans un mot vers la porte.
L’infirmière s’étonna: - Vous
partez déjà? Il
se figea. - Vous
pouvez lui parler, vous savez, continua t-elle en s’efforçant d’adoucir
encore sa voix. On ne dirait pas mais il vous entend... Orsini
se retourna alors, lentement, fusilla du regard le mourant et tout en
lissant, entre le pouce et l’index, le bord du Borsalino, laissa tomber,
d’une voix rogue: - Je
ne parle pas aux mauviettes... © Alain EMERY Le meeting Morland reprit le contrôle de sa
respiration et, le ventre noué de trac, grimpa quatre à quatre les marches de
l’estrade. Parvenu en pleine lumière, il leva d’instinct les bras au ciel et une
épaisse clameur s’éleva de la salle comble. La magie de l’instant était
incontestable, palpable et si violente que l’émotion le submergea. Son ego
s’emballa et ses pupilles se dilatèrent de plaisir. Ce succès était d’autant plus
savoureux qu’en décidant, deux mois plus tôt, de se lancer dans la course à
la présidence, personne n’y avait cru. Pas davantage son proche entourage que
ses deux sbires, Julliard et Parisot, deux âmes damnées pourtant habitués aux
pires excentricités de leur milliardaire de patron. Depuis qu’ils oeuvraient
à sa prospérité, il leur avait tout fait ! La remontée de l’Orénoque à
la nage ! L’escalade de l’Empire State Building ! La traversée du
Pacifique en pirogue ! Comme s’il voulait à tout prix tromper l’ennui,
Morland s’était depuis toujours attaché à relever toutes sortes de défis
saugrenus. Et s’il avait parfois pris des risques considérables, ce nouveau
caprice dépassait l’entendement… Avec d’infinies précautions, Julliard
et Parisot avaient l’un et l’autre tenté de l’en dissuader. Peine perdue.
L’homme éludait la contradiction. Aussi s’étaient-ils persuadés qu’il
finirait, de lui-même, par saisir la démesure de la tâche. Une grossière
erreur, une fois de plus, qui avait failli leur coûter leur emploi. Plutôt
que de tenter de les convaincre, Morland les avait menacé d’un renvoi
immédiat et dés lors que leur survie s’était trouvée engagée, la fine équipe
avait battu le rappel, mis sur pied la campagne, imaginé des affiches et bâti
un semblant de programme. Acculés, les deux hommes avaient accompli un
travail du tonnerre pour finalement offrir à leur seigneur et maître la
panoplie complète du parfait petit candidat… Ce triomphe n’en demeurait pas moins
inattendu. L’homme avait amassé sa fortune en s’appropriant les traits de
génie des autres mais s’il ne parvenait désormais que rarement à reconnaître
ses idées de celles de ses collaborateurs, il n’était pas dupe. Le furieux
enthousiasme de l’auditoire restait à tout le moins incompréhensible. Il
n’avait en réalité rien à leur proposer. Pas l’ombre d’une réforme. Le vide
total. L’éloquence peut pallier l’indigence mais que diraient-ils en
s’apercevant qu’il n’avait à distribuer que du vent ? Juste des slogans
racoleurs. Du travail pour tous !
La retraite à cinquante ans !
Et même s’il menait de main de maître cette brillante imposture,
combien de temps encore croiraient-ils de tels mensonges ? Du reste, par
quel miracle persistaient-ils à l’écouter ? Ce mystère avait de quoi le
tourmenter mais l’ivresse que lui procurait cette populace en délire
suffisait à lui ôter tout scrupule. Fallait-il se priver d’une gloire à
portée de main dans le seul but d’épargner ces béotiens ? Après tout, ne
méritaient-ils pas de patauger dans le marasme où leur indulgence crasse les
confinait ?… Rasséréné par cette nouvelle
perspective, Morland leur fit signe de se taire. La foule, domptée d’avance,
se compacta et se tut dans la seconde. Alors, brusquement tout puissant, il
entama d’une voix émue un interminable discours dans lequel il était
question, ce soir là, de travailler moins tout en gagnant plus. Dans l’ombre hypocrite des coulisses,
Julliard et Parisot détaillaient la scène. Aussi lugubres que deux busards
perchés au dessus d’une dépouille, ils écoutaient le soliloque assommant de
leur patron. Les os saillants, les yeux noirs, ils semblaient à l’affût. Parisot parla le premier : - Ils sont bien, ce soir. Julliard hocha la tête en plissant
les yeux, comme un croque-mort en fin d’office. Et tout en rajustant sa
cravate anthracite, ajouta: - Ils peuvent bien. Au prix où on les
paie… © Alain EMERY En enjambant le parapet du pont, Gabriel se
demanda s’il avait correctement fermé le robinet de la cuisine. Après quoi,
sidéré par l’incongruité de sa question, il se laissa glisser dans le vide. Contre toute attente, sa vie refusa de défiler
devant ses yeux. Si elle ne méritait pas vraiment une rediffusion, il en
conçut néanmoins une vive contrariété. Une de plus, par bonheur fort brève,
puisqu’il toucha l’eau dans l’instant. Le choc fut terrible. En une fraction de seconde,
des milliers d’aiguilles acérées le transpercèrent de part en part. Il eut
l’impression qu’on le dépouillait, comme un vulgaire lapin. Etourdi,
désarticulé, il sombra avec une grâce de fil à plomb vers l’obscurité
menaçante. Et tandis qu’un engourdissement létal s’emparait de tout son
corps, il renonça enfin à retenir son souffle. C’est alors qu’il sentit l’impulsion. Un ustensile en forme de griffe fouillait sa nuque
avec voracité, en tenant visiblement d’y trouver de quoi s’accrocher.
Lorsqu’il sentit qu’on le tirait vers le haut, qu’on le ramenait peu à peu à
la vie, Gabriel oublia l’idée saugrenue d’une main divine pour en conclure
qu’il s’agissait sans doute d’une sorte de harpon. Au bout de celui-ci, justement, s’éreintait
Thérèse Goudiaud, éclusière de son état. La tête rentrée dans les épaules,
elle tirait vers la berge cet affreux poids mort. Dans un ultime et magistral
coup de rein, elle le ramena à la surface. Ses retrouvailles avec l’air libre furent aussi
violentes que l’avait été l’immersion. Gabriel toussa, pleura et finit par
recracher un bon demi-litre d’eau vaseuse. Enfin docile, il se laissa ramener
vers la rive. En découvrant qu’il devait sa résurrection à une
petite vieille ratatinée sur des jambes crevassées et biscornues, il vira
écarlate. Une fois la honte au visage, il tenta de s’excuser de lui avoir
coûté tant d’efforts mais elle ne lui en laissa pas le temps. Usant d’une
force insoupçonnable, sa bienfaitrice le saisit sous les bras, le remit
vaguement d’aplomb et le poussa sans ménagement vers la maisonnette toute
proche. A l’intérieur, il se laissa déshabiller. Tête
basse. - Mais bon sang de bois ! pesta t-elle,
qu’est-ce qui m’a foutu d’une andouille pareille ! Allez se foutre à la
baille par un temps pareil ! C’est un coup à y laisser sa peau !
Y’a des coups d’pied au cul qui s’perdent, moi, j’vous l’dis ! Gabriel, livré à cet impérieux effeuillage, perçut
soudain le ridicule de sa situation. Une fois en caleçon, son naufrage
personnel passait pour grotesque. Une simple douche froide avait suffi pour
passer de la tragédie grecque au théâtre de boulevard… - Hier, déclama t-il en pleurnichant, la femme que
j’aime, celle avec laquelle je viens de passer neuf ans de ma vie, celle dont
j’espérais avoir des enfants, cette femme que je croyais connaître sur le
bout des doigts… - Elle est partie, c’est ça ? grommela
Thérèse. - C’est si évident que ça ? L’éclusière leva les yeux au ciel. - Ah mais mon pauvre monsieur, les femmes, ça va,
ça vient ! Ces bourriques là, elles changent d’humeur au premier coup de
vent, à la première ondée (elle le frictionnait avec une serviette épaisse et
rêche, à présent) et elles ne font jamais comme il faudrait ! Quand
elles dénichent la crème des hommes, elles n’ont qu’une idée en tête, c’est
d’aller voir ailleurs et quand elles feraient mieux de ficher le camp à
toutes jambes, elles s’accrochent comme des berniques à leur caillou !
C’est pas gouvernable, ces bestiaux là ! Et je sais d’quoi j’cause,
parce que j’ai pas toujours été une vieille folle ! Alors écoutez moi
bien, mon p’tit bonhomme ! Maintenant que vous en avez perdu une, le
pire qu’il pourrait vous arriver, c’est d’en retrouver dix ! (elle
l’enserra dans ses bras dodus) Allez, faut juste vous changer les idées.
Z’avez pas un bon copain ? - Elle est partie avec. Ce coup-ci, elle écrasa une vilaine grimace et se
racla la gorge. - Bon. Ben on peut dire que vous êtes servi, vous…
Remarquez, y’en a d’autres. Tiens, moi. Tous les jours à l’écluse, jamais un
dimanche. Sans arrêt sur la brèche ! C’est simple, mes seules
distractions, c’est quand un nigaud dans votre genre se jette à la
flotte ! On se distrait comme on peut… Et puis, de toute manière, le
travail, c’est toute ma vie. J’aime ça, moi. Vous faites quoi, vous ? - Représentant de commerce. - Et ben voilà ! C’est un beau métier,
ça ! Sur les routes toute l’année ! On voit du pays ! On
rencontre des gens ! On… - Ils m’ont viré hier. Thérèse Goudiaud percuta de plein fouet la
dernière réplique de son rescapé. Elle suffoqua un moment et, une fois le cœur
reparti, se pencha dans le dos de Gabriel. - Allons, allons, ça va s’arranger… Bon, c’est
vrai, vous avez touché le fond. Mais vous êtes jeune. Vous avez toute la vie
devant vous. Et ce serait pêcher que de dire que les gens sont tous mauvais.
Y’a des gens bien. Des qui valent le coup. Regardez moi : je suis pas
gentille avec vous ? Allez, tiens, vous prendrez bien un p’tit coup
d’gnôle… Sans attendre une réponse, elle courut jusqu’au
buffet, dans lequel vieillissait sans histoire une eau-de-vie de bon conseil.
Elle lui servit un grand verre qu’il avala cul sec. Dans l’instant, Gabriel cessa tout net d’en
vouloir au monde entier. Sous la chaude morsure de l’alcool, les cieux
semblaient soudain plus cléments. Son sang ronronnait gentiment et son corps,
peu à peu, se réchauffait. Le monde, après tout, n’était peut-être pas si
terrible. Une inconnue providentielle ne venait-elle pas de lui sauver la
vie ? N’était-ce pas là un signe du destin ? Emu par sa propre
indulgence, transpercé sur place par une pointe d’espérance, Gabriel ferma
les yeux et s’abandonna au plaisir d’être vivant. Thérèse, enfin rassurée, en profita pour lui faire
les poches… © Alain EMERY |