Une nouvelliste et poétesse : Annie MULLENBACH-NIGAY


Annie a trempé sa plume dans l’encre de l’humanité. Ses nouvelles sont des tableaux peints par petites touches qui nous conduisent à nous interroger au plus profond de nous-même. Pas étonnant qu’elle récupère quelques lauriers dans les plus grands Concours. La nouvelle qui suit, douce-amère, est parue sur le site de Nicole Amann. Elle a obtenu le deuxième Prix 2006 du concours de Varaville organisé par Jean-Paul Lamy. Bonne lecture à tous.


 

 

Une de trop

 

© Annie MULLENBACH-NIGAY

 

 

   Un oiseau traverse la pelouse entre les pierres closes et chaudes du jardin. L’air vibre. Dans un soupir le chien a posé sur l’herbe ses rêves et son museau, au fond de ses yeux vagues défilent des marées de gazons frais et acidulés, des gazons d’avant l’été.

   Sur le transat à l’ombre du grand pin, Mirette ouvre un œil et plisse son nez qu’elle a su garder si jeune. Du vent ! Une prune s’écrase sur la pelouse. Les coins de la nappe se soulèvent mollement, sa frise répétée au petit point ondule : pomme, poire, abricot… Mirette fredonne : « prune, pomme, poire, abricot, y’en a une de trop… »

   Cette vieille comptine ! Mirette sourit. Elle tient encore son stylo du bout des doigts, des feuilles éparses sur les cuisses. En baissant les yeux elle peut lire par le travers :

   Cher ami…cher Antoine…cher…mon cher…mon cher ami  Antoine…

   Trop banal, trop intime, trop pompeux… Suranné ?... Pas assez jeune…Par téléphone ce serait encore plus difficile, par e-mail si compliqué.

   Mirette soupire.

   « Cœur qui soupire n’a pas ce qu’il désire. »

   La voix de sa grand-mère  surgit des profondeurs de l’enfance.

   Mémé ! Disparue depuis si longtemps et  soudain si présente, corsetée de noir et de mauve jusqu’aux reflets vagues de son chignon, jusqu’au cœur de l’été, jusqu’au cœur de sa vie.

   Mémé ! de la tenue en toutes circonstances, fidèle à l’ombre d’un regard pâli sous la ligne bleue des Vosges, regard perdu sous le chemin des Dames, figé sous le verre sépia face au grand lit.

   Mirette baigne dans la fraîcheur de draps blancs impeccablement tirés en cet été lointain où elle n’était qu’une petite fille sur la pointe de ses pieds devant le grand cadre noir.

   -  C’est qui ?

   -  Ton grand-père.

   J’étais une petite fille, tu allais mourir cette année-là, tu avais quel âge mémé ?

   Le tien, le mien, 53 ans, ou 54 !

   Mirette se redresse sur sa chaise longue, la poitrine collée au tee-shirt où ses seins en liberté font encore sa fierté.

   Le même âge que mémé !

   Mémé, j’ai ton âge et je danse, je plonge, je grimpe, je suis seule et je plais encore…

   Mirette s’agite, les feuillets glissent dénudant deux jambes sportives sous un hâle parfait et un short trop court.

   Elle tend les mains, grêlées de brun comme le gazon trop sec où les aiguilles de pin s’enchevêtrent.

   Ses mains ! Sa grand-mère avait les mêmes lorsqu’elle lissait d’un coup de poignet le revers immaculé sur la couverture sombre. Mirette les cache sous les feuilles blanches où les mots font des taches de son :

   Cher…mon cher…mon ami…Antoine…

   S’il n’avait pas ces années de moins, et elle, ces marques de plus.

   Sur la pelouse desséchée le chien dresse une oreille, ouvre un œil réprobateur et soupire…n’a pas ce qu’il désire…

   Mémé, Mirette désire Antoine, à toi sa grand-mère elle peut bien l’avouer, vous avez le même âge, celui de bientôt la retraite et des désirs fous.

   Tu n’avais pas de ces désirs dans la grande chambre ?

   Toi, tu avais un héros à vénérer, ta fille a eu le sien, les Vosges une seconde fois s’en sont chargé. Nous n’en n’avons plus de héros, les grands-pères d’aujourd’hui s’en vont, verre à la main dans un nuage de tabac, sur un lit de soins intensifs, les plus téméraires sur l’autoroute un soir de long week-end, les plus sportifs sur un court de tennis un après-midi de plein soleil, à moins qu’ils n’aient déserté avant, les pensions alimentaires ont remplacé les pensions de veuve de guerre.

   Il n’y a plus de héros, mémé, la fidélité à un regard est restée dans l’autre siècle avec le noir et blanc, nous c’est numérique, un petit clic et un grand écran vide, pas de quoi meubler la solitude du grand lit coupé en deux. Alors même les plus sages espèrent, regardent, recherchent, prolongent un été qui s’attarde à dénuder les corps, l’âge est rayé du calendrier, l’hiver est une saison d’antan.

   A.N.T.O.I.N.E.

   Mirette a tracé les lettres bien droites, s’appliquant à compter les bâtons, la moitié de son âge à lui, le tiers du sien.

   Le corps en fournaise, elle inspire cet été brûlant qui n’en finit pas de repousser l’automne.

   Antoine, viens, venez, je vous attends…Le jardin entier attend, le chien souffle à peine, les fruits enguirlandés figent au bord de la nappe, les prunes se retiennent aux branches.

   Antoine, je vous attends pour dîner…

   Elle respire. C’est simple, c’est amical, ils dîneront.

   Quand ? Demain, soir.

   Demain, parce que demain paraîtra moins empressé, les hommes n’aiment pas les femmes trop pressées, et le soir, le soir il fera moins chaud, la pénombre atténuera les différences, ses mains surtout seront moins visibles.

   C’est sûr, à la rentrée elle les fera dépigmenter, trop bête d’être trahie par ces taches d’un autre âge. Des fleurs de cimetière disait grand-mère et ses mains alors semblaient sortir de la terre funèbre des tranchées.

   Des gouttes de sueur coulent entre les seins de Mirette qui frissonne. Tout était plus simple pour toi, mémé, tu avais accepté.

   Donc, un dîner, sous les arbres, moins protocolaire qu’en salle à manger, moins intime qu’au salon mais plus naturel, la nature n’a pas d’âge.

   Une prune est tombée. Elle pourrait faire un clafoutis, privilège de sa génération elle sait encore cuisiner.

   Mirette ferme les yeux et s’abrite derrière sa nuit qu’elle savoure par avance.

   Elle mettra une robe mince, celle qui lui fait une silhouette de jeune fille, celle qui a la légèreté de tout offrir sous un voile de bienséance. Si elle est encore femme elle n’en est pas moins grand-mère à son tour, de la tenue jusque et surtout en amour.

   -  Mamie, tu dors ?…tu écrivais…

   L’adolescence a envahi l’espace, le chien se déplie et s’en vient quêter une caresse, sa queue zèbre l’air, deux prunes s’écrasent sur la nappe, en étoiles.

   -  Ma chérie…

   La chérie plie vers Mirette ses 16 ans de liane gainée de noir juchée sur 16 centimètres de plate-forme pailletée, sans l’ombre d’un faux pli derrière les piercings de son nombril largement dénudé au-dessus d’un châle d’opéra.

   Elle balaie les feuillets de ses longues mèches brunes et pointe un ongle verni de violet profond :

    - « Antoine, je vous attends pour dîner demain soir »… Mamie ! c’est trop !

                        -  

-  Comment as-tu deviné pour Antoine ? Il ne savait pas comment te le dire…il avait peur que tu trouves son âge un peu trop…il est trop beau !…

   Génération trop gémit Mirette, rétine irradiée par les pampilles trop brillantes du châle trop serré sur des hanches trop minces.

   -  Une invitation par écrit, c’est trop classe ! Mais après dîner, ma petite mamie, tu ne m’en voudras pas, j’irai danser ou au cinéma ou quelque part avec lui. Maintenant tu sais, tu ne t’inquièteras plus, tu pourras finir ta soirée tranquillement ici, avec Vulcain.

   Un baiser violet sous un assaut de crinière sombre, une dernière giclée de sequins dans les yeux de Mirette qui se brouillent et l’adolescente a déserté l’ombre du pin. Elle chaloupe à travers branches entre les pattes désordonnées du chien, semant des prunes dans son dos.

   -  Fais attention ! crie Mirette parce qu’il faut qu’elle crie.

   -  Mamie ! Tu pourrais faire un clafoutis !...

   Elle s’est arrêtée à hauteur de la table et a posé les doigts sur les chairs éclatées, entre gourmandise et dégoût. Les plis de la nappe s’envolutent autour de ses jeans avec des grâces retrouvées de petite fille.

   - …Et pourquoi tu n’inviterais pas aussi ce vieux monsieur qui te fait la cour ? Il est trop…

   Vieux, pense Mirette qui ne pense plus.

   -  Tu peux encore plaire, mamie, Antoine dit que tu ne fais pas ton âge !

   Elle rit, la bouche pleine. Une caresse au chien et elle est partie, du jus sur le violet des lèvres, les doigts poisseux.

   -  Attention, répète Mirette dans un souffle.

La nappe pend marbrée de tâches brunes sirupeuses.

   Le chien a replongé du nez sur l’herbe rase, ses rêves de vertes marées envolés derrière les pampilles trop clinquantes avec les prunes écrasées d’un été trop mûr.

   L’ombre a déserté le grand pin. Mirette demeure là, dans la lumière criblante du soleil, avec ses mains, avec ses veines, avec ses tâches, avec ses rides.

   Tout était simple pour toi, mémé, tu avais accepté.

   Elle ramasse une feuille vierge, son stylo :

« Cher vieil ami, je vous attends pour dîner demain soir… »

   Elle barre « vieil », respect des convenances, et elle soupire. Elle pourrait tout aussi bien téléphoner.

   Une prune s’écrase sur la pelouse. Prune, pomme, poire, abricot, y’en a une de trop…

 


 

Le poème qui suit se trouve dans le recueil de nouvelles, conte et poésies  d’Annie intitulé « Des mots et des couleurs » paru aux Amis de Thalie de Limoge. Ce recueil, qui se déguste à la petite cuiller, est joliment agrémenté par des illustrations couleur d'oeuvres textiles de Francine Fortier.

 

 

                      Soir

 

                            © Annie Mullenbach-Nigay

 

Faire une promenade au bord de l’eau

Sous les rayures des grands peupliers

Suivre la trace des hérons

Suivre nos traces au bord de l’eau

 

Glisser mon bras dessous le tien

Et serrer ta main très fort

Serrer à en perdre mon nord

Dans ton midi déboussolé

 

Marcher soudés l’un contre l’autre

Ton pas, mon pas et puis encore

Avancer vers ce qui nous attend

Sans ces pourquoi ni ces comment

 

Chauffer nos envies au soleil

A bout de feu à bout de temps

Et tant d’années sans toi sans moi

Si loin de tout si près de nous

 

Marcher sans rime ni raison

Perdre la tête dans les nuages

Envoyer valser les saisons

S’aimer d’amour même davantage

 

 

 

 

 

 

Retour, page d'accueil.