Un Nouvelliste-romancier : Patrick MOREL

Patrick Morel a écrit (entre autre) un recueil de nouvelles policières intitulées "Le coup de pied au cul" édité chez Gilles Gallas éditeur de Saint Ouen du Tilleul dans l'Eure (27). Ce titre annonce la couleur : toutes les histoires sont bien noires, certaines glauques. La lecture ne lasse pas. Le style est alerte et le texte émaillé d'expressions croustillantes comme : "Diniz arriva en retard... en traînant des pieds, poussé par Sarlat, un grand échalas à la gauloise complice." Le recueil tire son nom d’une nouvelle qui a été primée au Concours de Nouvelles policières de la Radio Télévision Belge de la Communauté française (RTBF) et a eu l'honneur d'être adaptée dans l'émission "On the road again".

Le recueil de nouvelles et trois romans policiers de Patrick :

 

 

 

 

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La nouvelle qui suit a été publiée dans Rouen Lecture Normandie, une petite revue mensuelle de belle facture consacrée à l’étude de la très riche Histoire normande et éditée par Philippe Galmiche. Elle a aussi obtenu le Prix du Jury au concours du CROUS de Rouen en 2005, et a été classée troisième au concours de la Ville de Saint Paul sur Ternoise en 2006 (ex aequo avec Georges Flipo dites donc !)

 


Ré-sis-tance !

 

  Ils sont arrivés et ont relevé la tête. Soupçonnaient-ils ma présence ? J’en doutais, tant ils semblaient préoccupés par des considérations techniques.

 « Hauteur ?

-         Vingt-cinq mètres à tout casser.

-          Procédure ?

-         Deux sections afin d’éviter les dégâts collatéraux. Avec contrôle depuis le sol.

-         Qui s’y colle ?

-         Ce n’est pas toi le poids plume ?… »

  Le plus grand des deux a ôté son casque orange et s’est épongé le front d’un revers de manche. Et là, sans aucune malveillance de ma part, je me suis délesté d’une fiente liquide à point qui, sous l’effet de la pesanteur, s’est écrasée au beau milieu d’une couronne de cheveux roux. Un impact parfaitement maîtrisé au sommet d’un crâne lisse et brillant de sueur.

  Surprise, ma victime a relevé les yeux au ciel et a lâché une bordée d’injures en me découvrant impassible sur ma branche.

  Son collègue qui n’avait rien manqué du spectacle s’est copieusement moqué.

  Moi, j’ai roucoulé…

 

  Il faut dire que je suis coutumier de ces facéties. Sous mon platane, il y a un banc, donc forcément des candidats à ce genre de désagrément.

  Nous sommes d’ailleurs plusieurs sur le campus à pratiquer ce genre de blagues. En souvenir de mon arrière-arrière-arrière-grand-père, premier émigré ailé à quitter les gargouilles de la cathédrale pour des hauteurs spirituellement plus laïques. Un sacré pigeon qui a troqué sans regret son plumage de voyageur, pour le babil d’un parfait ramier. Un oiseau à la prestance respectable qui a vu jaillir tour à tour les amphis, les barres d’immeubles, les gymnases, les restos U. Qui a accueilli comme il se doit les premiers costards cravate serrant contre eux leur petite serviette en cuir havane. Un univers où les élèves copiaient alors sans vergogne leurs doctes professeurs. Un temps béni où mon aïeul s’est surtout préoccupé de sa descendance en multipliant les rapports, quand il ne se passionnait pas pour l’histoire des hommes. A la fin de son existence, il était même devenu incollable sur les problèmes géopolitiques de la planète. De la guerre froide jusqu’au bourbier vietnamien. Un casse-tête qui eut finalement raison de son grand âge.

 

  L’ouvrier est revenu avec des cordes et une petite tronçonneuse. Il a passé un harnais, s’est arrimé avec une conscience toute professionnelle et a entamé sa lente ascension, non sans une certaine agilité.

  A ce moment-là, je n’ai pu m’empêcher de roucouler, admiratif.

 

  Mon arrière-arrière-grand-père est mort quelques mois après son père. Ce qui ne lui a guère laissé le temps de marquer les esprits. Tout au plus a-t-il fait en sorte de  perpétuer la race, ce en quoi je ne peux le blâmer.

  L’arrière-grand-père allait, quant à lui, connaître un tout autre destin. Mai 68. La révolte étudiante. La libéralisation des mœurs. Le départ du grand Général. Autant de souffles libertaires toujours vivaces dans nos mémoires de piafs. Il se disait même que cet ancêtre recherchait avec assiduité la compagnie de fumeurs d’un genre un peu particulier. Des adeptes d’une secte primitive portés sur la thérapie de groupe. Des expériences uniques où il avait eu l’impression de repousser les limites de ses propres perceptions sans même avoir à déplier ses ailes, roucoulant à l’infini des mélodies pacifistes comme le plus convaincu des hippies exhortant ses frères à la culture de l’herbe. Peace and love ! Période d’exception où l’amour s’affichait sans fausse pudeur au détour des buissons et aux frontispices des studios pris d’assaut. Ce qui a dopé nos propres ardeurs et développé une communauté  qui n'en demandait pas tant. 

  Dédaigneux, l’élagueur m’a dépassé, grimpant avec aisance vers les branches hautes du platane.

  Je n’ai rien fait pour lui rappeler ma présence. Peut-être parce que je craignais sa réaction lorsqu’il s’apercevrait que j’avais maculé son instrument, d’un flux acide et visqueux. Ce qui n’a pas manqué de se produire lorsqu’il s’est stabilisé à mi-hauteur et qu’il a tenté en vain de lancer son engin.

  Il m’a maudit, sous les quolibets de son collègue, rallié pour la circonstance à mon humour corrosif. « Un à un, balle au centre ! », aurait conclu un ami fan de foot. Sauf qu’en guise de ballon, c’est une autre tronçonneuse qui a voyagé au bout d’une corde devant mes petits yeux goguenards.

 

  Mon grand-père a, quant à lui, vécu les grandes peurs et les récessions. Ça a débuté par l’arrivée du nucléaire, déclenchant chez les étudiants des débats contradictoires. Puis il y a eu le choc pétrolier. Dans la foulée, le campus a vibré à la montée en puissance des écolos et des premières restrictions collectives. Et force est d’admettre, que la famille de l’époque a bien failli se trouver disloquée, tiraillée entre une aile droite déterminée à réinvestir dans la précipitation les quartiers bourgeois de la ville et son opposition résolument gauchiste, solidaire des bûcheurs de l’époque. Mais c’était sans compter avec les qualités de tribun du grand-père qui réussit malgré tout à préserver notre unité contre vents et marées.

 

  La seconde tronçonneuse a enfin couvert le brouhaha des automobiles et je me suis demandé si je devais m’en réjouir. Non ! Car à l’évidence, ce ronflement à la gravité incisive annonçait la mort de mon plus fidèle compagnon. Abasourdi, je me suis ratatiné un peu plus au bout de ma branche et j’ai entamé mon deuil. Avec ce tremblement caractéristique des buveurs invétérés ou des adeptes de la maladie de Parkinson.

  Et, c’est la larme à l’œil, que j’ai vu le premier tronçon choir brutalement sur le sol.

  Inutile de vous cacher que j’ai ravalé illico mes roucoulements.

 

  Mon père ne pensait qu’à manger. Un comportement compulsif ayant rapidement viré à l’obsession. Une boulimie chronique entretenue aux restaurants universitaires et aux officines affichant des licences nord-américaines. Des abus répétés de graisses et de sucre qui lui valurent le doux surnom de « Sumo ». Une notoriété qui dépassa rapidement le cadre de la faculté et suscita par contrecoup les jalousies et les envies. Les chats, à l’affût, ont lancé les premiers contrats sur sa tête. Sans parler des mouettes qui sont venues un temps nous faire la guerre. Pour contrer ces agressions, il a fallu s’organiser, créer une milice dévouée à sa cause, le protéger à chacun de ses déplacements, repousser les opportuns tandis qu’il se repaissait des rebuts de la consommation estudiantine. Mais voilà ! Privé de toute liberté, son plaisir s’est envolé et il a commencé à déprimer. Une dépression décrite comme un effet du « syndrome de weight watcher » par un oncle diététicien et de surcroît anglophone.

 

  L’acrobate est redescendu. M’a surpris pensif et triste dans mon recueillement. S’est même cru obligé de me montrer le poing pour me signifier un sort que je pressentais funeste. Mais j’ai serré les plumes sous ses plaisanteries douteuses, fait le dos rond aux sarcasmes de son collègue au casque orange, pressé d’assouvir sa vengeance.

  Devant tant de haine, j’ai roucoulé…

 

  La faculté vit mal son autonomie. Et comme dit le rappeur : « Ça sent le chaos, ça sent la mort, ça sent la fin… »

  Je suis encore jeune, trois ans tout au plus. Un pigeonneau tendre et plein d’espoir. Mais j’ai comme le sentiment d’être né un peu trop tard. Au terme d’une époque à jamais révolue. Les étudiants n’ont plus le moral, s’inscrivent dans des filières qui ne mènent à rien, végètent avec le sentiment de perdre leur temps. Ils stressent, dépriment, sont moins amoureux qu'avant. C’est sûrement pour cela que j’en vois moins flirter sous mon platane. L’ère est au rendement. Au libéralisme sauvage. A la coupe dans les budgets. A la compression de personnels. A la marchandisation du savoir et des qualifications.

  Il y a deux mois, le doyen a même provoqué une réunion de crise  pour porter à la connaissance de tous les graves problèmes de fonctionnement de son université.

  Bien évidemment, j’étais présent.

 

  C’est le grand qui s’est chargé de la sale besogne. Il a sorti sa plus longue lame, lancé la chaîne et attaqué le platane à sa base. Avec un enthousiasme malsain. Une volonté évidente d’anéantir un passé riche de plusieurs décennies de photosynthèse. Une réalité qui ne l’effleura nullement, bien trop primaire pour s’intéresser aux problèmes de pollution et de réchauffement de la planète.

  J’ai résisté jusqu’à la dernière extrémité. Jusqu’à ce que je sente sous mes pattes l’arbre vibrer, se tordre dans un dernier spasme de douleur et se coucher sans espoir de se relever.

  Je me suis envolé dans un nuage de poussière tandis que les deux bûcherons fêtaient bruyamment leur victoire. Puis j’ai glissé jusqu’au platane voisin qui m’a tendu une branche accueillante.

  Je les ai longuement observés tandis qu’ils dépeçaient l’arbre et, malgré la tristesse qui m’étreignait, j’ai roucoulé à la mémoire de mon vigoureux compagnon métamorphosé en misérables rondins.

 

  A ma grande surprise, le doyen que j’imaginais d’un âge canonique ne semblait guère plus vieux qu’aurait pu l’être mon arrière-arrière-arrière-grand-père. Les cheveux blancs, soyeux, comme les plumes de mon aïeul, il captait l’attention par une grande dignité appelant à un respect unanime. Toute l’assistance l’avait religieusement écouté et tandis qu’il énumérait les coupes sombres de son budget et développait les remèdes pour y pallier, je m’étais hasardé au-dessus de sa tête. Dans un numéro digne d’un équilibriste aveugle sur sa poutre délitée par la rouille. Et là, faisant fi de la solennité du moment, je m’étais délicieusement soulagé sur son crâne intellectuellement irréprochable.

  L’assistance avait explosé, allégeant provisoirement une atmosphère plombée par l’importance des décisions à prendre. Ce qu’il reconnut bien volontiers en me désignant non sans malice : « En voilà déjà un mécontent à l’idée d’abattre tous les arbres de la cité !… »

  Je m’étais enfui à tire-d’aile sous les applaudissements.

  Malheureusement mon acte de résistance n’avait pas connu de lendemain.

 

  En fin d’après-midi, les serial-tronçonneurs avaient abattu et débité pas moins de seize arbres.

  A ce rythme, je ne leur donnais pas un mois pour nettoyer la zone, faire de l’endroit un parfait désert,  même s’il y avait eu des promesses pour que de nouvelles essences soient replantées.

  Les hommes ont longuement essuyé leurs engins, puis les ont rangés dans leur estafette. Le siège de leur entreprise se trouvait en banlieue. Là, les deux compères ont pris une douche, échangé quelques mots avec le patron avant de se séparer. Le plus grand habitait un petit pavillon non loin du fleuve. L’autre, un logement ouvrier avec un minuscule jardin.

  Dans la semi-obscurité de la nuit tombante, je ne sais pas si l’un ou l’autre nous a repérés. Pourtant, l’un et l’autre auraient dû. Surtout lorsqu’ils ont perçu un faible roucoulement au-dessus de leur tête. Un roucoulement qui s’est propagé en un chœur à l’unisson. Pour tout vous dire à une moitié de famille sur chaque site. Près de quatre mille congénères prêts à se soulager sur chacune des cibles en toute impunité.

  Pour un tel concert, nous n’avons pas hésité à roucouler jusqu’au bout de la nuit…

     © Patrick Morel

 

 

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