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   Un Nouvelliste-romancier : Patrick MOREL Patrick
  Morel a écrit (entre autre) un recueil de nouvelles policières intitulées
  "Le coup de pied au cul" édité chez Gilles Gallas éditeur de Saint
  Ouen du Tilleul dans l'Eure (27). Ce titre annonce la couleur : toutes les
  histoires sont bien noires, certaines glauques. La lecture ne lasse pas. Le
  style est alerte et le texte émaillé d'expressions croustillantes comme :
  "Diniz arriva en retard... en traînant des pieds, poussé par Sarlat, un
  grand échalas à la gauloise complice." Le recueil tire son nom d’une
  nouvelle qui a été primée au Concours de Nouvelles policières de la Radio
  Télévision Belge de la Communauté française (RTBF) et a eu l'honneur d'être adaptée
  dans l'émission "On the road again". Le
  recueil de nouvelles et trois romans policiers de Patrick : 
 
 
 
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 Ré-sis-tance !  Ils sont arrivés et ont relevé la tête. Soupçonnaient-ils ma présence ? J’en doutais, tant ils semblaient préoccupés par des considérations techniques.  « Hauteur ? -        
  Vingt-cinq mètres à tout casser. -        
   Procédure ? -        
  Deux sections afin d’éviter les dégâts collatéraux.
  Avec contrôle depuis le sol. -        
  Qui s’y colle ? -        
  Ce n’est pas toi le poids plume ?… »   Le plus grand des deux a ôté son casque
  orange et s’est épongé le front d’un revers de manche. Et là, sans aucune
  malveillance de ma part, je me suis délesté d’une fiente liquide à point qui,
  sous l’effet de la pesanteur, s’est écrasée au beau milieu d’une couronne de
  cheveux roux. Un impact parfaitement maîtrisé au sommet d’un crâne lisse et
  brillant de sueur.   Surprise, ma victime a relevé les yeux au
  ciel et a lâché une bordée d’injures en me découvrant impassible sur ma
  branche.   Son collègue qui n’avait rien manqué du
  spectacle s’est copieusement moqué.   Moi, j’ai roucoulé…   Il faut dire que je suis coutumier de ces
  facéties. Sous mon platane, il y a un banc, donc forcément des candidats à ce
  genre de désagrément.   Nous sommes d’ailleurs plusieurs sur le
  campus à pratiquer ce genre de blagues. En souvenir de mon
  arrière-arrière-arrière-grand-père, premier émigré ailé à quitter les
  gargouilles de la cathédrale pour des hauteurs spirituellement plus laïques.
  Un sacré pigeon qui a troqué sans regret son plumage de voyageur, pour le
  babil d’un parfait ramier. Un oiseau à la prestance respectable qui a vu
  jaillir tour à tour les amphis, les barres d’immeubles, les gymnases, les
  restos U. Qui a accueilli comme il se doit les premiers costards cravate
  serrant contre eux leur petite serviette en cuir havane. Un univers où les
  élèves copiaient alors sans vergogne leurs doctes professeurs. Un temps béni
  où mon aïeul s’est surtout préoccupé de sa descendance en multipliant les
  rapports, quand il ne se passionnait pas pour l’histoire des hommes. A la fin
  de son existence, il était même devenu incollable sur les problèmes géopolitiques
  de la planète. De la guerre froide jusqu’au bourbier vietnamien. Un
  casse-tête qui eut finalement raison de son grand âge.   L’ouvrier est revenu avec des cordes et une
  petite tronçonneuse. Il a passé un harnais, s’est arrimé avec une conscience
  toute professionnelle et a entamé sa lente ascension, non sans une certaine
  agilité.   A ce moment-là, je n’ai pu m’empêcher de
  roucouler, admiratif.   Mon arrière-arrière-grand-père est mort
  quelques mois après son père. Ce qui ne lui a guère laissé le temps de
  marquer les esprits. Tout au plus a-t-il fait en sorte de  perpétuer la race, ce en quoi je ne peux le
  blâmer.   L’arrière-grand-père allait, quant à lui,
  connaître un tout autre destin. Mai 68. La révolte étudiante. La
  libéralisation des mœurs. Le départ du grand Général. Autant de souffles
  libertaires toujours vivaces dans nos mémoires de piafs. Il se disait même
  que cet ancêtre recherchait avec assiduité la compagnie de fumeurs d’un genre
  un peu particulier. Des adeptes d’une secte primitive portés sur la thérapie
  de groupe. Des expériences uniques où il avait eu l’impression de repousser
  les limites de ses propres perceptions sans même avoir à déplier ses ailes,
  roucoulant à l’infini des mélodies pacifistes comme le plus convaincu des
  hippies exhortant ses frères à la culture de l’herbe. Peace and love ! Période d’exception où l’amour s’affichait
  sans fausse pudeur au détour des buissons et aux frontispices des studios
  pris d’assaut. Ce qui a dopé nos propres ardeurs et développé une
  communauté  qui n'en demandait pas
  tant.     Dédaigneux, l’élagueur m’a dépassé,
  grimpant avec aisance vers les branches hautes du platane.   Je n’ai rien fait pour lui rappeler ma
  présence. Peut-être parce que je craignais sa réaction lorsqu’il
  s’apercevrait que j’avais maculé son instrument, d’un flux acide et visqueux.
  Ce qui n’a pas manqué de se produire lorsqu’il s’est stabilisé à mi-hauteur
  et qu’il a tenté en vain de lancer son engin.   Il m’a maudit, sous les quolibets de son
  collègue, rallié pour la circonstance à mon humour corrosif. « Un à un,
  balle au centre ! », aurait conclu un ami fan de foot. Sauf qu’en
  guise de ballon, c’est une autre tronçonneuse qui a voyagé au bout d’une
  corde devant mes petits yeux goguenards.   Mon grand-père a, quant à lui, vécu les grandes
  peurs et les récessions. Ça a débuté par l’arrivée du nucléaire, déclenchant
  chez les étudiants des débats contradictoires. Puis il y a eu le choc
  pétrolier. Dans la foulée, le campus a vibré à la montée en puissance des
  écolos et des premières restrictions collectives. Et force est d’admettre,
  que la famille de l’époque a bien failli se trouver disloquée, tiraillée
  entre une aile droite déterminée à réinvestir dans la précipitation les
  quartiers bourgeois de la ville et son opposition résolument gauchiste,
  solidaire des bûcheurs de l’époque. Mais c’était sans compter avec les
  qualités de tribun du grand-père qui réussit malgré tout à préserver notre
  unité contre vents et marées.     La seconde tronçonneuse a enfin couvert le
  brouhaha des automobiles et je me suis demandé si je devais m’en réjouir.
  Non ! Car à l’évidence, ce ronflement à la gravité incisive annonçait la
  mort de mon plus fidèle compagnon. Abasourdi, je me suis ratatiné un peu plus
  au bout de ma branche et j’ai entamé mon deuil. Avec ce tremblement
  caractéristique des buveurs invétérés ou des adeptes de la maladie de
  Parkinson.   Et, c’est la larme à l’œil, que j’ai vu le
  premier tronçon choir brutalement sur le sol.   Inutile de vous cacher que j’ai ravalé
  illico mes roucoulements.   Mon père ne pensait qu’à manger. Un
  comportement compulsif ayant rapidement viré à l’obsession. Une boulimie
  chronique entretenue aux restaurants universitaires et aux officines
  affichant des licences nord-américaines. Des abus répétés de graisses et de sucre
  qui lui valurent le doux surnom de « Sumo ». Une notoriété qui
  dépassa rapidement le cadre de la faculté et suscita par contrecoup les
  jalousies et les envies. Les chats, à l’affût, ont lancé les premiers
  contrats sur sa tête. Sans parler des mouettes qui sont venues un temps nous
  faire la guerre. Pour contrer ces agressions, il a fallu s’organiser, créer
  une milice dévouée à sa cause, le protéger à chacun de ses déplacements,
  repousser les opportuns tandis qu’il se repaissait des rebuts de la consommation
  estudiantine. Mais voilà ! Privé de toute liberté, son plaisir s’est
  envolé et il a commencé à déprimer. Une dépression décrite comme un effet du
  « syndrome de weight watcher » par un oncle diététicien et de
  surcroît anglophone.   L’acrobate est redescendu. M’a surpris
  pensif et triste dans mon recueillement. S’est même cru obligé de me montrer
  le poing pour me signifier un sort que je pressentais funeste. Mais j’ai
  serré les plumes sous ses plaisanteries douteuses, fait le dos rond aux
  sarcasmes de son collègue au casque orange, pressé d’assouvir sa vengeance.   Devant tant de haine, j’ai roucoulé…    La faculté vit mal son autonomie. Et comme
  dit le rappeur : « Ça sent le chaos, ça sent la mort, ça sent
  la fin… »   Je suis encore jeune, trois ans tout au
  plus. Un pigeonneau tendre et plein d’espoir. Mais j’ai comme le sentiment
  d’être né un peu trop tard. Au terme d’une époque à jamais révolue. Les
  étudiants n’ont plus le moral, s’inscrivent dans des filières qui ne mènent à
  rien, végètent avec le sentiment de perdre leur temps. Ils stressent,
  dépriment, sont moins amoureux qu'avant. C’est sûrement pour cela que j’en
  vois moins flirter sous mon platane. L’ère est au rendement. Au libéralisme
  sauvage. A la coupe dans les budgets. A la compression de personnels. A la
  marchandisation du savoir et des qualifications.   Il y a deux mois, le doyen a même provoqué
  une réunion de crise  pour porter à la
  connaissance de tous les graves problèmes de fonctionnement de son
  université.   Bien évidemment, j’étais présent.   C’est le grand qui s’est chargé de la sale
  besogne. Il a sorti sa plus longue lame, lancé la chaîne et attaqué le
  platane à sa base. Avec un enthousiasme malsain. Une volonté évidente
  d’anéantir un passé riche de plusieurs décennies de photosynthèse. Une
  réalité qui ne l’effleura nullement, bien trop primaire pour s’intéresser aux
  problèmes de pollution et de réchauffement de la planète.   J’ai résisté jusqu’à la dernière extrémité.
  Jusqu’à ce que je sente sous mes pattes l’arbre vibrer, se tordre dans un
  dernier spasme de douleur et se coucher sans espoir de se relever.   Je me suis envolé dans un nuage de
  poussière tandis que les deux bûcherons fêtaient bruyamment leur victoire.
  Puis j’ai glissé jusqu’au platane voisin qui m’a tendu une branche accueillante.   Je les ai longuement observés tandis qu’ils
  dépeçaient l’arbre et, malgré la tristesse qui m’étreignait, j’ai roucoulé à
  la mémoire de mon vigoureux compagnon métamorphosé en misérables rondins.   A ma grande surprise, le doyen que
  j’imaginais d’un âge canonique ne semblait guère plus vieux qu’aurait pu
  l’être mon arrière-arrière-arrière-grand-père. Les cheveux blancs, soyeux,
  comme les plumes de mon aïeul, il captait l’attention par une grande dignité
  appelant à un respect unanime. Toute l’assistance l’avait religieusement
  écouté et tandis qu’il énumérait les coupes sombres de son budget et
  développait les remèdes pour y pallier, je m’étais hasardé au-dessus de sa
  tête. Dans un numéro digne d’un équilibriste aveugle sur sa poutre délitée
  par la rouille. Et là, faisant fi de la solennité du moment, je m’étais
  délicieusement soulagé sur son crâne intellectuellement irréprochable.   L’assistance
  avait explosé, allégeant provisoirement une atmosphère plombée par
  l’importance des décisions à prendre. Ce qu’il reconnut bien volontiers en me
  désignant non sans malice : « En voilà déjà un mécontent à
  l’idée d’abattre tous les arbres de la cité !… »   Je m’étais enfui à tire-d’aile sous les
  applaudissements.   Malheureusement mon acte de résistance
  n’avait pas connu de lendemain.   En fin d’après-midi, les
  serial-tronçonneurs avaient abattu et débité pas moins de seize arbres.   A ce rythme, je ne leur donnais pas un mois
  pour nettoyer la zone, faire de l’endroit un parfait désert,  même s’il y avait eu des promesses pour que
  de nouvelles essences soient replantées.   Les hommes ont longuement essuyé leurs
  engins, puis les ont rangés dans leur estafette. Le siège de leur entreprise
  se trouvait en banlieue. Là, les deux compères ont pris une douche, échangé
  quelques mots avec le patron avant de se séparer. Le plus grand habitait un
  petit pavillon non loin du fleuve. L’autre, un logement ouvrier avec un
  minuscule jardin.   Dans la semi-obscurité de la nuit tombante,
  je ne sais pas si l’un ou l’autre nous a repérés. Pourtant, l’un et l’autre
  auraient dû. Surtout lorsqu’ils ont perçu un faible roucoulement au-dessus de
  leur tête. Un roucoulement qui s’est propagé en un chœur à l’unisson. Pour
  tout vous dire à une moitié de famille sur chaque site. Près de quatre mille
  congénères prêts à se soulager sur chacune des cibles en toute impunité.   Pour un tel concert, nous n’avons pas
  hésité à roucouler jusqu’au bout de la nuit…      © Patrick Morel  |