Une Nouvelliste : Yvonne LE MEUR-ROLLET

Yvonne possède un art consommé de la nouvelle. Elle nous entraîne dans des histoires où fourmillent des détails du quotidien, une non-histoire, presque, qui intrigue. Mais sous chaque mot, il y a un contentieux, et cette accumulation de contentieux mène à la cata, une cata bien noire quelque fois avec des reflets rubis comme des taches de sang.

 

 

 


 

 

Travail au noir

 

A Rennes, elle était descendue du TGV en provenance de Lyon et avait dû prendre le car pour terminer son voyage. Dès les premiers kilomètres sur la quatre voies, elle s’était endormie. Sa tête avait basculé contre son voisin. Il l’avait repoussée, d’un léger coup d’épaule, le plus doucement possible et elle s’était réveillée. «  Oh ! Excusez-moi, je ronflais ? » Elle n’avait pas ronflé, lui avait-il affirmé en souriant. Elle avait essuyé discrètement une trace de salive qui avait coulé au coin de sa bouche, avant de s’inquiéter. « C’est encore loin, la côte ? »

            Cet homme qu’elle ne connaissait pas l’avait rassurée. « Une demi-heure, à peine… » Elle avait bu une grande gorgée à la bouteille d’eau minérale qu’elle transportait toujours dans son sac ; puis, après avoir placé son chandail roulé sous sa tête bien calée contre la vitre, elle avait regardé défiler le paysage devenu terne depuis que le bocage avait été saccagé par le remembrement.

Au fur et à mesure que le but du voyage approchait, Marthe se sentait de plus en plus nerveuse. Pourquoi sa cousine Jeanne tenait-elle tant à ce qu’elle vienne la voir? Sa lettre insistante lui avait semblé très confuse, voire incohérente. Pourquoi s’était-elle installée là-bas, si loin de tout, dans une région devenue quasi déserte en dehors de la période d’été? Dans quel état se trouvait maintenant la maison ? Cette grande bâtisse de granit, dressée sur la falaise, où sa cousine et elle, avaient passé jusqu’à la fin de leur adolescence de si merveilleuses vacances…Marthe sentait encore l’odeur des grands cupressus, au feuillage régulièrement roussi par les embruns de la mer toute proche. Sans doute la tempête de l’hiver précédent, qui avait abattu des milliers de conifères sur la Côte d’Emeraude, les avait-elle mis à terre, ainsi que le tronc géant du mélèze le long duquel, chaque été,  leurs camarades de jeux, des garçons et des filles du village, s’étaient entraînés à grimper. Ah ! se sentir là-haut comme au sommet d’un sémaphore, et crier à pleine voix les noms de tous les bateaux qui passaient près du Cap et que leurs yeux perçants d’enfants observateurs, habitués à guetter les embarcations approchant de la côte, avaient vite fait de reconnaître...

Enfin, elle aperçut la mer et, au bout de la lande, la haute maison de granit, au toit d’ardoises, et aux dimensions si impressionnantes que, de loin, on pouvait la prendre pour un hôtel désaffecté ou une ancienne colonie de vacances. Jeanne l’avait rachetée au moment du partage de l’héritage familial et y vivait seule.

Le car s’arrêta juste en face. Les volets à la peinture écaillée de la façade nord étaient tous fermés.   

Jeanne attendait au bord de la route, assise sur un des piliers de granit qui avaient été jadis reliés par de lourdes chaînes dont les maillons, rongés par la rouille, avaient fini par céder et tomber dans l’herbe. Marthe, le cœur battant s’élança vers sa cousine. Quand elles eurent bien reniflé toutes les deux, après s’être longuement embrassées et avoir essuyé les larmes de leurs retrouvailles, Jeanne dit : «  Ne restons pas dehors !  Toujours ce vent… Et depuis que tous les arbres ont été déracinés par la tornade… » Marthe, d’un regard circulaire, embrassa la désolation du grand jardin laissé à l’abandon. La porte coulissante du garage situé à l’autre extrémité du terrain avait été arrachée et avait volé dans l’herbe haute et sèche où elle était restée ainsi, sans doute depuis le dernier coup de temps qui avait eu raison de ses  gonds,  sans que personne n’eût pris la peine de la relever et de la remettre en place. Des arbustes rabougris végétaient à l’emplacement de l’ancienne rangée de cupressus. Se tenant par la main, les deux cousines gravirent les marches du perron ouest, près duquel Marthe remarqua un conduit de cheminée très laid qui n’existait pas autrefois. « Vite, montons, dit Jeanne, je me suis installée au premier. Façade sud. Et tu vois, dit-elle en pointant du doigt l’affreux tuyau, j’ai fait installer le chauffage central. La chaudière et la cuve sont dans l’ancienne buanderie.»

            Dans la pénombre de l’entrée, dont les stores n’avaient pas été entièrement relevés, Marthe reconnut le dallage rouge et blanc disposé en losanges, le haut miroir encadré d’acajou sculpté de silhouettes d’éléphants en file indienne, les portes menant à la buanderie, à la cuisine, à la salle à manger, à la chambre et au bureau de leur grand-père… La semi obscurité  du couloir ne lui permit pas de distinguer, tout au fond, la porte menant à la cave où jadis, leurs parents menaçaient parfois de les enfermer toutes les deux  quand elles n’étaient pas sages. Là, soudain, il lui sembla que rien n’avait changé. Comme si depuis trente ans le temps s’était arrêté. Tandis qu’elles montaient l’étroit escalier de chêne, Jeanne posait ce genre de questions inutiles qui renferment déjà la réponse et qui sont juste là pour meubler le silence et masquer l’émotion: «  Ainsi, tu as bien reçu ma lettre … Pas trop fatiguée par le voyage ? Tout ce temps dans le train… Et ce car qui se traîne…Tu ne conduis pas ? »

            Deux heures plus tard, elles finissaient de dîner. Jeanne, après avoir posé une bouteille de Bordeaux vide sur l’évier, avait ouvert la grande baie vitrée donnant sur le balcon. Au-delà de la lande, la mer était verte. De la couleur des yeux de Jeanne. « Zyeux verts, zyeux de sorcière » chantonnaient les enfants moqueurs d’autrefois. Mais Marthe avait toujours pensé que les yeux de sa cousine étaient magnifiques. Et ces yeux, avaient fait chavirer le brillant officier de la marine marchande qu’elle avait rencontré au Bal de l’Hydro, à Paimpol. Quand Jeanne avait accepté de  le prendre pour fiancé, alors qu’elle n’avait pas vingt ans, Marthe s’était d’abord demandé si sa cousine n’était pas tombée amoureuse de la vie d’indépendance et d’insouciance financière qu’elle se préparait, plutôt que de ce Pierre de quinze ans son aîné, déjà légèrement bedonnant et presque chauve. Et lorsque Pierre était décédé, des suites d’un accident obscur survenu dans un port d’Amérique du Sud, deux ans après leur mariage, Jeanne n’avait pas semblé en être particulièrement affectée et s’était, en apparence, bien accommodée de son veuvage qui l’avait laissée à la tête d’une fortune confortable.

 « C’est bon de te revoir, soupira Marthe en la contemplant. Tu es restée la même.

- Toi, tu n’as pas changé non plus », dit Jeanne.

Le grand miroir du salon leur renvoyait leurs images encore si ressemblantes qu’on aurait pu, comme autrefois, les prendre pour des sœurs jumelles.

            Jeanne continuait  à bombarder sa cousine de questions, comme elle l’avait fait pendant tout le repas, évitant ainsi, se dit Marthe, d’avoir à parler d’elle-même.

- Et ton travail à Lyon ? demanda-t-elle. Tu as pu avoir des congés sans problème?

- Oui! Je fais à peu près ce que je veux.

- Tu es toujours cadre dans la même usine de produits  chimiques ?

- C’est un laboratoire de médicaments, précisa Marthe. Ça marche très bien. » Et elle ne put s’empêcher d’ajouter sur un ton assez satisfait : « C’est nous qui avons le monopole du nouveau thymoanaleptique…antidépresseur, si tu préfères… que tous les « psy » préconisent en ce moment. »

            Jeanne repartit vers la cuisine et revint avec deux verres à pied et une autre bouteille de Bordeaux. Elles s’installèrent sur les deux canapés qui se faisaient face, près de la baie vitrée. Elles continuaient à regarder la mer où le soleil couchant étalait des flaques roses, et elles parlaient d’autrefois… De leur grand-mère, emportée par une phtisie galopante à trente ans et  qu’elles n’avaient jamais connue. De leur grand-père qui passait des heures dans son bureau, à écouter la Traviata, sur un des premiers Teppaz des années cinquante. Des récits qu’il leur faisait de ses séjours au Cambodge et à Madagascar. De cette façon qu’il avait de parler de ses « coolies », de ses « boys » et de ses déplacements en pousse-pousse. Des discussions politiques l’opposant à ses deux fils, Jean le père de Jeanne et Jacques celui de Marthe qui le traitaient immanquablement de « vieux réac » à la fin des repas de famille trop arrosés. De la maison si grande, si vide maintenant et si coûteuse à entretenir…De temps à autre,  elles se servaient du vin qu’elles sirotaient à petites lampées dans leurs élégants verres de cristal.

Soudain, Jeanne se pencha vers sa cousine . « Et Hamid ?

-Pourquoi  me parles-tu de lui ? Je ne l’ai jamais revu.

-Comment a-t-il pu être assez goujat pour te laisser tomber après ça ?

- Pourquoi « goujat »? Je savais qu’il s’en irait. C’était prévu depuis le début….En sortant de Sciences-Po, il devait repartir dans son pays. Il aurait, paraît-il, fait partie du premier gouvernement Bourguiba.

- Il ne t’a jamais donné de nouvelles ? C’est quand même à cause de lui que tu as arrêté ta médecine.

- Oui et non. Mes parents voulaient bien que je continue, mais pas à Paris. Ils  voulaient  que je revienne à la fac de Rennes. Sans bébé. Ils m’avaient envoyé de l’argent… Mais je n’ai pas voulu me faire avorter.

-Tu sais. Toute la famille a fabulé autour de ton histoire.

-Oui, je sais…M’amouracher d’un étudiant tunisien, juste au moment où la Tunisie devenait indépendante et où tous mes copains étaient rappelés pour « le maintien de l’ordre » en Algérie. Tomber bêtement enceinte. Abandonner mes études et faire des petits boulots pour élever Louisa.

- Et lui ? Il n’a jamais cherché à voir sa fille ?

- Non, pour la bonne raison, qu’il était retourné à Tunis avant qu’il ne sache que j’étais enceinte. Et plus tard, je n’avais aucune adresse à laquelle le joindre là-bas.

- Mais Hamid… Il la connaissait l’adresse d’ici.

- Oui, bien sûr. Et j’avais toujours pensé qu’il reviendrait…Mais c’est peut-être aussi bien comme ça. 

Brusquement, Jeanne se retourna et posa sur sa cousine son étrange regard vert.

-  Et bien, dit-elle, moi je crois qu’il est revenu. Qu’il a rencontré grand-père. Ici.  

-  Qu’est-ce qui t’a fait imaginer ça ?

Jeanne se resservit un autre verre de vin, comme si elle avait besoin de puiser du courage dans la légère ivresse qui la faisait déjà parler avec moins de retenue qu’au départ. Elle se leva et alla fouiller dans un tiroir de la commode. Elle revint presque aussitôt, la démarche légèrement vacillante et se laissa tomber sur son canapé.

Elle tenait entre les mains un vieil agenda de 1957, du style de ceux que leur grand-père avait toujours sur son bureau autrefois. Jeanne le feuilleta longuement avant de trouver la page qu’elle cherchait.

« Regarde… le 18 mars 1957… Qu’est-ce que tu lis?

- « Visite de Ha….  »  Le reste du nom était illisible. Il avait été barré, de deux ou trois traits de stylo bille, dont la pointe avait traversé le feuillet.  

- T’en connais toi,  beaucoup de  gens dont le prénom commence par Ha… ?

- Non … Mais ça pourrait être le nom d’un commerçant, ou d’un artisan. Je me souviens qu’autrefois, il y avait au village M. Hamon,  l’électricien,  et M. Havard, le maçon…

- Tu as peut-être raison, mais souviens-toi que grand-père les appelait par leurs prénoms : Gilbert pour Hamon et André pour Havard. D’ailleurs, regarde, le lendemain 19 mars, il a noté : « R.V. avec André. Porte de cave. »

- Qu’est-ce que ça veut dire porte de cave ?

- Il a fait murer la porte de la cave. Dans le même tiroir, j’ai retrouvé la facture d’André Havard, datée du 21 mars 1957, avec l’indication de la main de grand-père «Réglé ce même jour en espèces ». Et quand je suis arrivée pour les vacances de Pâques 57, je me souviens très bien que la porte avait été enlevée et que le mur avait été bouché, plâtré et retapissé. Grand-père m’a dit alors que cette cave était régulièrement inondée. Qu’on ne pouvait rien y entreposer. Que l’escalier était trop dangereux. Qu’il n’avait pas envie de s’y casser le cou. »

            Marthe, qui était restée songeuse pendant un moment, se mit brusquement à rire.

«  Qu’est-ce que tu es en train d’essayer de me dire ? Que grand-père aurait rencontré Hamid sans témoin ? Qu’ils se seraient disputés, et même battus ? Et que grand-père aurait pu faire basculer Hamid dans la cave ? Qu’il l’aurait tué ? Et qu’il aurait fait boucher la porte de la cave, pour que personne n’y descende plus jamais et ne risque d’y découvrir un cadavre ? Mais pourquoi aurait-il fait ça ? Je crois t’entendre raconter le dénouement d’une intrigue du « Club des Cinq »… Je me souviens que nous adorions ces bouquins quand nous étions gamines… 

- Arrête de te moquer ! Pendant toute ma vie, tout le monde m’a prise pour une idiote, dans le genre « Sois belle et tais toi ! » Même grand-père. Il ne jurait que par toi, si brillante au lycée puis à la fac. Il avait annoncé à tout le monde que j’allais me marier, que j’avais une vocation de femme au foyer. Mais quand il s’agissait de toi, il affirmait fièrement que tu avais l’esprit scientifique, que tu voulais devenir neurologue, ou peut-être chirurgien. Que tu n’aurais que l’embarras du choix !» s’écria Jeanne, avant de se lever et d’emporter la seconde  bouteille vide dans la cuisine. Marthe crut l’entendre sangloter, mais elle resta immobile sur son canapé, comme paralysée, incapable de se lever et d’aller lui dire les mots qui consolent et qui rassurent. Depuis son arrivée, elle avait trouvé que sa cousine était nerveuse, voire angoissée. Elle l’avait vue avaler des cachets au début et à la fin du repas. Son œil de professionnelle rompue au conditionnement des médicaments avait repéré tout de suite qu’il s’agissait d’antidépresseurs. Elle avait remarqué que les mains de Jeanne tremblaient par moments et elle s’était dit qu’elle buvait vraiment trop. Tout en reconnaissant qu’elle-même, ce soir, s’était laissée aller à quelques excès…

Le lendemain matin, Marthe se réveilla dans la chambre claire du pignon est. Elle avait légèrement mal à la tête. Elle ne se souvenait plus de la façon dont la soirée s’était terminée. Jeanne était-elle revenue de la cuisine avec une troisième bouteille? Jusqu’à quelle heure étaient-elles restées à se parler? Marthe ressentait une impression de malaise, mêlé de tristesse, de crainte et d’humiliation. Mais elle était incapable d’en définir les causes exactes. La honte d’avoir trop bu peut-être ? 

Lorsque Marthe sortit de la douche, une odeur de café s’échappait de la cuisine. Elle alla rejoindre Jeanne qui était déjà en train de lire les nouvelles dans le quotidien régional, étalé sur la table du petit-déjeuner. « Ecoute ça….En Ille et Vilaine, près de Vitré,  une mère « en panique »  a gardé pendant trois mois, le corps son bébé mort, dans un sac,  au congélateur. C’est un voisin qui a jeté le paquet à la poubelle, sans savoir ce qu’il contenait

- Quelle horreur ! s’écria Marthe, tandis que Jeanne  lui versait  du café brûlant  dans un grand bol.

- Tu vois ! Il n’y a pas que dans mon imagination soi-disant délirante qu’il se passe des choses horribles. Et, attends, ce n’est pas tout : Dans un village de la Sarthe, un homme conservait depuis plusieurs années, le cadavre de sa mère dissimulé sous le plancher de sa chambre… 

- Tout ça pour me rappeler que tu tiens toujours à ta version tragique et rocambolesque de la disparition de Hamid. Pourquoi veux-tu qu’il ait disparu ? Pour moi, il doit être bien vivant quelque part en Tunisie. Il fait de la politique … ou du droit international… Il a plus de soixante ans maintenant. Il a une ou plusieurs femmes, des enfants et des dizaines de petits-enfants. Et qu’est-ce que ça peut me faire ? Il y a longtemps que je ne pense plus à cette période de ma vie. 

- Et Louisa ? Elle n’a jamais essayé de savoir qui était son père ?

- Non, je lui ai juste dit que c’était un type rencontré à une fête…Que nous avions fait l’amour juste une fois et qu’il n’avait jamais su qu’elle était née.

- Pourquoi lui as-tu raconté ça ? Elle aurait peut-être préféré  savoir la vérité.

- Quelle vérité ? Tu trouves qu’elle est belle la vérité ? Tu veux que je lui dise que c’était de toi que Hamid était amoureux, mais que c’est moi qu’il a sautée et qui me suis retrouvée enceinte ! Parce que toi, tu étais déjà fiancée à ton imbécile de capitaine au long cours !

- Hamid et moi… Tu le savais ?

- Oui ! Je l’ai su, par grand-père. Il l’avait remarqué dès le début. Et il me disait que c’était de ma faute si vous vous étiez rencontrés. Que c’était moi qui avais invité Hamid à passer ici, pendant les grandes vacances, avec un autre étudiant « méditerranéen » comme lui, un jour où tu étais là. A ce moment-là, grand-père n’osait pas encore employer les affreux mots racistes qu’il a utilisés souvent par la suite, en parlant de Hamid. Alors, je ne sais pas ce qui m’a pris, je le lui ai dit à grand-père que j’étais enceinte!  Je le lui ai annoncé quand je suis passée ici aux vacances des Gras. Après, il n’arrêtait pas de me demander pourquoi je n’avais encore rien dit à Hamid , ce « Don Juan du Maghreb », ce «sale bicot prétentieux». Des tas de mots immondes sortaient de sa bouche. Tout son vocabulaire de vieux colonialiste remontait brusquement à la surface. Quand ils ont été au courant, papa et maman non plus n’ont pas réussi à comprendre que j’avais pu faire l’amour avec lui sans l’aimer vraiment ; et surtout pourquoi je n’avais pas eu l’intention de me marier puisque je voulais garder l’enfant.

- Alors, pourquoi as-tu couché avec lui ?

- J’en ai eu envie. Il en a eu envie. Tu peux comprendre ça ? C’était peut-être un peu à cause de toi, aussi. Pour te rendre jalouse. Tu avais déjà un fiancé. Et un autre homme tombait amoureux de toi. Avoue que tu l’aimais toi aussi !

Jeanne était devenue toute pâle.

- Oui, dit-elle. Je l’aimais, et je l’aime toujours. Mais je ne savais pas à ce moment là que tu étais déjà enceinte de lui. Et que tu l’avais dit à grand-père. J’étais prête à rompre mes fiançailles avec Pierre… Hamid m’avait promis qu’il viendrait me chercher, qu’il parlerait à grand-père. Depuis, je n’ai pas cessé de penser à lui. Tous les jours. Pendant toutes ces années. Et maintenant je suis certaine qu’il est revenu ici, et qu’il n’en est jamais reparti. C’est pour ça que j’ai racheté cette horrible maison où je me sens si mal. Il est là, je le sens. J’entends sa voix. Il crie. Il m’appelle.  Il est dans la cave. C’est la raison pour laquelle je t’ai demandé de venir. Je veux qu’on aille vérifier ensemble.

- Mais enfin ! Tu es devenue complètement folle… Et si on le retrouve, tu vas m’accuser d’être responsable de sa mort ? Tout ça parce que grand-père n’aurait pas supporté l’idée que ses deux petites-filles chéries aient toutes les deux été séduites par le même « brillant bougnoul » venu « profiter » de l’Université française « avant d’aller finir la révolution dans son pays »?

- A la différence que moi, je n’avais pas couché avec lui!» s’écria-t-elle avec une violence dans laquelle Marthe perçut tout le poids d’une véritable souffrance.

Jeanne se leva brusquement. Elle composa un numéro de téléphone et Marthe l’entendit insister. « S’il vous plaît…c’est urgent. Envoyez-moi quelqu’un. Oui, même un apprenti, ça ira. C’est juste pour démolir un mur et rouvrir une porte qui a été murée….Oui ! Par votre père… il y a trente ans. »

L’apprenti maçon de l’entreprise Havard fils arriva une heure plus tard. Marthe était demeurée dans sa chambre, décidée à se tenir à l’écart des projets extravagants de sa cousine, dont l’excitation lui paraissait de plus en plus anormale et inquiétante. Elle lui avait semblé voir dans les yeux de Jeanne des lueurs proches de celles que l’on observe chez les malades sujets à des bouffées délirantes de schizophrénie, mais elle s’était dit, pour se rassurer : «C’est peut-être moi qui délire. A force de vivre dans l’univers du labo où tout tourne autour des médicaments et de l’usage qu’on en fait, j’en suis peut-être venue à voir des manifestations de psychoses partout. »

 

En moins d’une heure, à coups de masse, le jeune maçon perça une ouverture à l’endroit indiqué par Jeanne. Lorsque l’amorce de l’escalier de la cave fut  dégagée, et le passage suffisamment grand pour permettre de s’y glisser, elle dit : « C’est bon pour aujourd’hui … Je téléphone tout de suite  à votre patron pour lui demander un devis avant d’envisager la suite des travaux. »

 

Le lendemain matin, lorsque André Havard fils arriva avec l’intention de prendre toutes les cotes nécessaires à l’établissement du devis, Jeanne pâle et tendue l’accueillit sur le seuil.

« Excusez-moi, Monsieur Havard. Je suis désolée pour ma démarche d’hier, mais je me suis rendu compte, après avoir exploré la cave, que mon grand-père avait eu totalement raison d’en fermer l’accès. C’est un lieu humide, malsain, sans intérêt. Pouvez-vous réaliser, dès aujourd’hui, la remise en état des lieux ? »

Monsieur Havard, eut l’air légèrement surpris, mais il mesura, nota, calcula sans mot dire et promit que tout serait rebouché dans la journée. En effet, avant la nuit, l’accès à la cave fut à nouveau muré sous l’oeil vigilant de Jeanne qui ne quitta pas un seul instant le vestibule, tandis que le maçon travaillait. Elle le régla immédiatement en espèces, aussi ne lui compta-t-il pas la T.V.A.

 

La veille, la lumière était restée longtemps allumée dans l’entrée. Jeanne  avait nettoyé longuement le carrelage rouge et blanc pour effacer les traces noirâtres qu’y avaient laissées ses chaussures quand elle était remontée de la cave.

Après le départ de l’apprenti qui avait dégagé le passage au fond du couloir, Jeanne avait appelé sa cousine pour l’inciter à venir au rez-de-chaussée et l’avait invitée l’accompagner dans l’exploration de la cave. Marthe avait finalement cédé, comme on se plie à l’exigence d’une fillette capricieuse, juste pour avoir la paix. Elle avait d’abord ri, s’amusant à faire voler le faisceau de sa lampe torche sur le sol humide et les murs gluants de la cave, tout en jetant de petits cris semblables à ceux que poussent les enfants quand ils jouent à se faire peur. Mais lorsque Jeanne, après avoir fourragé dans le tas de charbon avec une grosse pelle au manche à moitié pourri, se fut écriée, en tenant un petit objet qu’elle fit cliqueter dans sa main : « Regarde, c’est le bracelet d’argent  d’Hamid ! », Marthe se tut, soudain tétanisée. Elle fut prise d’une crise de tremblements en découvrant les restes noirâtres du squelette de Hamid, presque entièrement  dissimulé sous les boulets d’anthracite entassés au pied de l’escalier, et se mit à pousser des gémissements de plus en plus aigus et incontrôlés. Comme si elle n’avait pu supporter que sa cousine eût perdu la maîtrise d’elle-même,  Jeanne, hurlante,  l’avait empoignée, puis secouée de toutes ses forces, en lui criant : « Tu vois ! Tu vois ! J’avais raison ! » C’est alors que Marthe avait glissé et que sa tête avait heurté l’angle d’une cuisinière de fonte, entreposée là depuis plus de trente ans. Le front ensanglanté, elle était tombée, sans connaissance sur le tas de charbon, dans la poussière et les toiles d’araignées. La voyant ainsi, Jeanne semblait avoir été prise d’une rage folle. Perdant toute mesure et animée d’une force décuplée, elle s’était mise à frapper, frapper du tranchant de la lourde pelle à charbon, en criant « C’est toi ! C’est toi ! Tout ça c’est de ta faute ! » Comme si cette fureur sauvage et irrépressible avait été contenue pendant trente années d’attente et de frustration.  Quand le visage de sa cousine eut été réduit en bouillie noirâtre, mélange de chair déchiquetée, de sang et de poussière de charbon, Jeanne, toujours galvanisée par une monstrueuse énergie, s’aidant de la pelle, d’une barre métallique et d’un vieux seau à charbon trouvés sur place, avait creusé une fosse dans la terre humide et noire. Finalement, le visage  déformé par un rictus effrayant, les yeux exorbités par l’effort qui avait duré plusieurs heures, elle y avait  fait basculer le long corps mince, si semblable au sien, et, après avoir bien aplani l’endroit, avait fait tomber sur le sol sombre, les gravats de démolition restés dans l’escalier.

La nuit venue, ayant recouvré son calme, Jeanne était  remontée au rez-de-chaussée et avait nettoyé le carrelage, afin que le maçon qui devait arriver aux aurores ne pût rien soupçonner du drame sanglant et fou qui venait de se dérouler. 

 

            Deux jours plus tard, le chauffeur de car s’arrêta près de la maison sur la lande, pour prendre en charge une voyageuse. Il vit monter,  vêtue du même manteau, portant le même sac en bandoulière et le même chandail noué autour du cou, la femme qu’il avait déposée exactement au même endroit à la fin de la semaine précédente. « Tiens, murmura-il, quand il entrevit son regard, l’autre jour je n’avais pas remarqué que ses yeux étaient aussi brillants et aussi verts.» Puis, il n’y pensa plus.

 Il fit demi-tour au bout de la route qui menait à la mer. En repassant devant la haute maison grise aux persiennes fermées, il marmonna comme pour lui seul : «Un endroit pareil…Il faudrait me payer cher pour que j’accepte d’y habiter. Elle doit être pleine de fantômes et de courants d’air,  cette grande bâtisse.»

La passagère avait pris place au fond du car, et, après avoir bu longuement de l’eau à la bouteille qu’elle avait sortie de son sac, elle roula son pull-over en boule, cala sa tête contre la vitre et se plongea dans la contemplation du paysage, sans regarder une seule fois derrière elle.

C’est dans cette attitude que le chauffeur la retrouva, au terminus, devant la gare de Rennes. Elle ne respirait plus. Un tube de médicaments vide était tombé à ses pieds.

                

© Yvonne LEMEUR-ROLLET

 

 


 
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